Il y a un an, en mai 2013, un groupe de parlementaires proposait à l’Assemblée de retirer les mots race et racial des textes législatifs et de la Constitution. Ils fondaient leur démarche sur la conviction que l’utilisation de ces mots dans des textes juridiques donnait une forme de légitimité aux thèses raciales et au racisme. Ils rappelaient l’absence de fondements scientifiques à la notion de race humaine. Ils notaient que le mot race était devenu désuet et déplacé. Qu’il évoquait les pires idéologies meurtrières. Que supposer que quelqu’un puisse être d’une « race » constituait une forme d’injure, et que la violence était toute entière contenue dans le mot. Et puisque les races n’existent pas, alors il fallait en expurger la trace des textes publics.
Beaucoup de choses sont nommées qui n’existent pas. Quand il s’agit de chimères, de licornes ou de soucoupes volantes, il n’est pas nécessaire d’interdire de les mentionner dans la Constitution. En revanche, le mot race désigne un concept à la racine du racisme : celui-ci, dont l’existence est indubitable, contrairement à la race et à la licorne, se fonde sur une typologie de la diversité humaine. Ce classement débouche sur une classification injuste et innommable, indissociable d’une hiérarchisation entre races supérieures et inférieures. Cette inégalité amène la discrimination, la ségrégation et parfois même le génocide.
Pour les parlementaires, l’élimination du concept de race constitue un préalable à la solution du racisme. La perception des couleurs de peau, des textures des cheveux, des formes des yeux est une pure construction mentale et sociale. Les traits physiques permettant de décrire une population servent en fait à la discriminer. La notion de race conduit inexorablement au racisme ou à la ségrégation. Puisque nous ne pouvons pas réformer le racisme, réformons notre perception, notre représentation, notre conceptualisation, notre langage.
Les opposants au projet ont vainement fait remarquer que la suppression d’un mot ne faisait pas disparaître un mal. Que nommer la diversité ne menait pas nécessairement à la division et à la domination. Que le fondement du racisme n’est pas la notion de race mais le mépris de l’autre. Que l’éradication du mot race n’extirperait pas la haine, au contraire, elle permettrait de la renforcer par refoulement. Qu’on ne peut pas supprimer le mot race si on veut légiférer contre le racisme.
Ils n’ont pas poussé leur argumentation jusqu’à l’absurde, faisant remarquer par exemple que s’il fallait supprimer le mot race, il fallait aussi enlever le mot sexe, puisque le sexisme sévit au moins autant que le racisme, et le mot nation, puisque nationalisme. Et pourquoi pas le mot peuple, avant qu’il ne tombe en complète désuétude ou se transforme définitivement en synonyme de populisme ? Tant de crimes ont été commis au nom du peuple, comme au nom de la liberté d’ailleurs. Faut-il soupçonner, voire supprimer, le mot liberté ?
Ils ont oublié de dire que non seulement le mot race pouvait être utilisé comme une insulte, mais aussi moule à gaufre, ectoplasme, cornichon, coloquinte, et j’en passe. Faut-il à jamais interdire à ces mots de paraître dans la Constitution ?
Ils n’ont pas proposé de remplacer, tant qu’on y était, les expressions « coucher » et « lever » du soleil, métaphores dérivées du géocentrisme, conception défendue, faut-il le rappeler, par l’Eglise contre Galilée.
Ils ont aussi oublié de faire remarquer que le mot race n’est qu’une façon préscientifique de dénommer le concept de gène (qui reste admis malgré qu’il forme le mot génocide). Que les scientifiques seraient gênés s’ils ne pouvaient utiliser la notion de phénotype. Que le mot ethnie utilisé avec componction pour remplacer le mot race n’est qu’un synonyme à la fois édulcoré et confus, puisqu’il mélange des notions culturelles, sociales et linguistiques en elles-mêmes aussi discutables et potentiellement aussi discriminantes que le mot race. Que le concept de race dévoyé dans le racisme a quand même servi au commencement de l’ethnologie et de l’anthropologie, et que personne ne songe à remettre en cause ces sciences (qui ont par ailleurs démontré l’inanité des théories racistes).
Ils n’ont même pas osé rappeler l’évidence, que la Constitution en mentionnant le mot race ne justifie pas le racisme, au contraire elle déclare l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction de race.
Comme on est en France, la polémique a commencé molto dolce, presque imperceptiblement, comme l’orage s’approche à pas de loup. Dans dix minutes, ce sera la tempête, en attendant, les feuilles frissonnent à peine sur les arbres que le vent effleure. Les radios susurrent l’information : « l’Assemblée a adopté une proposition de loi supprimant le terme race de la législation ». Les commentaires sont mesurés, les réactions sont retenues, toutes en savantes circonvolutions. L’éditorialiste comme l’homme politique parle doucement, en prenant garde de ne pas taper trop fort sur le i quand il met le point dessus, des fois qu’il serait lu par Pascale Clark ou Caroline Fourest. Pas de huées, pas d’applaudissements non plus. À peine une légère crispation à droite, un doux crépitement à gauche. L’ondée approche, presque plus rien ne bouge, la vague se retire avant de partir à l’assaut du château de sable.
Comme on est en France, pas moyen non plus d’éviter la houle qui balance l’opinion la division chaloupée des faiseurs de ladite opinion, le dandinement de la progression vers le Progrès. Gauche, droite, gauche, droite, hue, dia, hue, dia. Un bruit de bottes recouvre le bruissement des pas furtifs de l’opinion. Les couteaux et les langues s’affutent. Le tonnerre gronde au loin, des éclairs fissurent la masse gris noir des nuages. Les tweets fusent. Les premiers commentaires s’étonnent. Les deuxièmes s’étonnent de l’étonnement des premiers. Un brusque coup de vent arrache la première branche qui tombe sur le sol ; la première tuile dégringole du toit.
«Réactionnaire rétrograde », lance une universitaire en vue à un éditorialiste. Le réac en question rappelle sournoisement que l’académicienne a fréquenté Pol Pot en son temps, et c’est parti. Les cadavres de Huxley et de Kafka sont poussés du coude. Hitler et Staline se tapent sur les cuisses. Les mots d’oiseaux volent, les tweets s’affolent, les pages de commentaires des journaux en lignes s’allongent. Les allusions se muent en insultes, les injures en menaces de coup de pied au cul.
… Le projet de loi commencé par une chanson douce se continue en pugilat. C’est l’affrontement des réactionnaires contre les libertaires, des liberticides contre les faiseurs du bonheur de l’humanité. La bien-pensance s’habille en kitch : « le triomphe de la vertu sur l’obscurantisme » ou « l’indignation envers les victimes de la ségrégation ». Les grands cyniques se poussent du coude.
Quand l’opération de cosmétique de la Constitution et du corpus législatif est votée (c’était le 17 mai 2013), la tension se relâche brusquement. Le mot race sera bien expurgé des textes, ainsi l’a voté la majorité des parlementaires présents à la séance. L’orage s’éloigne en grondant. D’autres nuages s’accumulent, d’autres combats commencent (pour mémoire, l’affaire Cahuzac qui plonge un parlement sidéré dans la préparation d’une loi sur la « moralisation de la vie politique ». Il s’agit dans le fond de la même démarche : « certains ne respectent pas la loi ? Donc changeons la loi. Puisque nous ne pouvons pas agir sur le monde, agissons sur les textes et sur les mots).
L’histoire du mot race s’arrête là. Plus de trace du mot, ni dans la presse, ni dans certains textes de loi. La presse se tait sur le sujet dès le lendemain du vote du texte.
La Constitution reste inchangée à ce jour. La modification votée par les députés fera partie sans doute des tâches du prochain Congrès, à moins qu’il faille encore le passage du projet au Sénat, avec nouvelles discussions à la clé. Le silence retombe, l’orage s’en va ailleurs…
Les commentaires récents