Que faire quand on fait le même trajet pour la dixième fois en quinze jours ? Trois cents kilomètres aller, trois cents kilomètres retour, sous la pluie, une autoroute quasi droite, même paysage plat, même ciel bas ; c’est le Nord ! Que faire ? Compter : les poteaux, les usines, les éoliennes, les accidents, les camions rouges, les voitures polonaises, tout ce qui se dénombre. Moi je compte les buses, les grandes aigrettes blanches et les cimetières militaires.
Quand il pleut, les buses sur les poteaux prennent souvent une posture bizarre. Elles se posent les pattes écartées, les ailes tombantes, égouttant l’eau de leur plumage. Elles se tiennent immobiles, en attendant que la pluie commencée elles ne savent plus quand, cesse enfin de tomber. Elles ne relâchent pas leur veille, elles guettent le moindre mouvement des mulots tapis dans les fossés alentour, mais elles ne bougent pas. Leur passivité et leur agressivité évoquent les parlementaires en train de vivre le débat sur le mariage pour tous. Guerre de postures : dis-moi qui tu es (catéchiste, père de famille, scout ou libertaire) et je te dirai comment je te réduirai à néant. Rhétorique de poteaux : montre-moi d’où tu parles et je te répondrai homophobe, intégriste, crétin, barbare. Pour cette fois, c’est le parti à droite qui se retrouve en position de dominé, toujours sur la défensive. Ils se mettent dans leur tort, ils méritent l’invective à chaque tentative qu’ils font d’exposer leurs vues. D’autant qu’ils ont le handicap de représenter une masse silencieuse et indifférenciée, tandis que la majorité si bien nommée, non qu’elle soit représentative des citoyens, mais parce qu’elle compte plus, qu’elle s’impose mieux, cette majorité d’élus représente une poignée de personnes déterminées, actives, qui veulent tout et n'écoutent rien (et n’ont besoin de personnes). Les ricanements, les tollés leur tiennent lieu de rhétorique. Ils n’ont pas besoin de débattre, quelques envolées lyriques vite aplaties, d’évocations de la liberté et de l’égalité (la fraternité n’a pas cours) et bruyamment applaudies tiennent d’argumentation. Et pourquoi pas ? Puisque ça marche. Le but n’est-il pas de triompher ? Le cynisme, comme l'hypocrisie, se sert de la vertu, en l’occurrence républicaine. Dommage que dans ce débat, la fraternité ait été oubliée. Les envolées lyriques et pataudes de Mme Taubira lui vaudront certainement un dipôme d"ouverture, de générosité, d'égalité. Mais la société française post-débat sera-t-elle devenue plus ouverte, plus généreuse, plus fraternelle ?
Les débats parlementaires, les buses s’en tapent. C’est pourquoi je compte aussi les aigrettes et les cimetières militaires. Pour le repos de l’âme et l’ambiguïté des souvenirs. Les grandes aigrettes blanches ont recommencé à s’installer chez nous depuis quelques années, au côté des hérons. Elles avaient
presque disparu de nos campagnes, chassées pour les chapeaux des dames. Leurs plumes fichaient des allergies à Marcel Proust. Aujourd’hui, elles recolonisent les prés et les berges. On les aperçoit de loin, on dirait des origamis de papier blanc, imprévisibles et immobiles.
Hier, sur le trajet Bruxelles – Paris, j’ai compté trente-cinq rapaces (buses, faucons), quatorze aigrettes, et j’ai oublié combien de cimetières militaires. Ils jalonnent la route, comme si on suivait le tracé d’une longue muraille de tombes, qui mène d’Allemagne en France. Il faut quitter l’autoroute, retrouver le chemin à l’enclos hérissé de drapeaux et de cyprès comme des cierges noirs, s’asseoir dans une allée, et lire les noms sur les pierres de très jeunes hommes morts pour la France : Octave Renduret, 1898-1916 ; Félicien Thirion 1897 – 1916 ; Raoul Macar 1899 – 1916. Dans le feu des combats, ont-ils su pourquoi ils mourraient ? Les députés qui ferraillent à la Chambre, de part et d’autre, savent-ils pourquoi ils voteront ?
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