Découvrir, acheter, emprunter de nouveaux livres procure sans doute le même sentiment de sécurité et de plénitude que jadis nos grand’mères éprouvaient en faisant des provisions pour l’hiver. Elles allaient alors sans cesse du jardin ou des boutiques à la cuisine, et de la cuisine au cellier pour y garnir les rayonnages de denrées variées. Elles y pensaient en vaquant aux tâches quotidiennes. Elles se réjouissaient d’avance. Elles allaient de temps en temps y jeter un coup d’œil, s’imaginant déjà ouvrir les premiers bocaux d’abricots ou entamer le jambon. Plus que le contentement des provisions, ce plaisir vif d’accumuler des lectures pour les semaines qui viennent rappelle celui d’acquérir de nouveaux vêtements et de savoir qu’on se sentira bien habillé le jour où on les portera. Mes habits neufs comportent :
- Les Araignées, par Emile Blanchard
- Vie de Henry Brulard, de Stendhal
- Petit traité à l’usage de ceux qui veulent toujours avoir raison, de Georges Picard
- Les neufs vies du magicien, de Diana Wynne Jones
- Essais, articles, lettres, volume IV (1945-1950) de George Orwell.
Ces ouvrages ne sont pas de la dernière mode, mais ils sont d’autant mieux taillés à mon humeur. Le dernier de la liste est un mélange d’articles non terminés ou non publiés, de lettres intimes ou inédites, et de textes plus élaborés, notamment un court essai sur « Politics and the English Language». Il comporte également un commencement d’autobiographie « Such, Such Were the Joys » consacré aux années qu’Eric Blair (George Orwell) passa dans un pensionnat snob où il connut le goût fade et inaltérable du malheur. Il se souvient des séances de dressage au latin : « Nous étions assis autour d’une grande table cirée et Sambo (le directeur) nous aiguillonnait, nous menaçait, nous exhortait, parfois plaisantant ou décernant de rares éloges, mais ne cessant jamais de nous asticoter pour que notre attention ne faiblisse pas, comme on maintiendrait éveillée une personne somnolente en la piquant par des épingles. « Allons, petit fainéant ! Allons, petit paresseux propre à rien ! Le seul ennui avec vous, c’est que vous êtes un incurable fainéant. Vous mangez trop, voilà tout. Vous engloutissez des repas énormes, et vous dormez à moitié quand vous arrivez ici »… Certains jours, quand décidément cela n’allait pas, on s’entendait dire : « Très bien, je vois ce qu’il vous faut. Vous l’avez cherché toute la matinée. Allons, petit bon à rien de paresseux, venez dans le bureau ». Et puis vlan ! vlan ! vlan ! et l’on s’en retournait au travail, la peau zébrée de traces rouges et tout endolori…. Cela ne m’arrivait pas très souvent, mais je me souviens fort bien d’avoir été sorti plus d’une fois de la salle au milieu d’une phrase latine, d’avoir reçu une correction puis d’avoir repris comme si de rien n’était la phrase là où je l’avais laissée. Il ne faut pas croire que ces méthodes ne sont pas efficaces. Elles remplissent parfaitement leur fonction. En fait, je ne crois pas qu’il y ait jamais eu, ni même qu’il puisse y avoir, d’enseignement classique sans châtiments corporels ». Voilà bien une réflexion d'Anglais !
Il y a aussi, entre mille autres choses, un petit texte sur les « bons mauvais livres », genre littéraire apparemment fort prisé par George Orwell, par exemple « Les Quatre Filles du Docteur March », les Sherlock Holmes, etc.
Qu’est-ce qu’un bon mauvais livre ? C’est un livre qui n’est pas pris au sérieux, et qui déborde de qualités littéraires cachées. C’est en quelque sorte l’antithèse des « improving books », catégorie impossible à traduire en français, qui contient notamment les ouvrages sérieux ou pédagogiques (y compris des livres ridicules ou illisibles), écrits par des personnes qui cherchent à enseigner quelque chose de pratique, et lus par d’autres qui espèrent en tirer une amélioration de leur vie ou de leurs comportements.Tous les livres sérieux ne sont pas des « improving books », mais tous les « improving books » sont pris très au sérieux. Actuellement, tous les livres de « développement personnel » rentrent dans la catégorie des « improving books », par le philistinisme qui préside à leur écriture, leur publication et leur lecture. Les « improving books » ne vous rendent pas meilleurs tout en prétendant le faire, ce qui est l’exact opposé des bons livres, aussi mauvais soient-ils.
Comment définir un « bon mauvais livre » ? Les genres foisonnent : livres pour enfant, romans policiers, romans tout court, essais trop peu sérieux ou trop peu lus pour rentrer dans la catégorie « livres classiques ». L’écriture peut être maladroite ou laborieuse, cela n’en fait pas moins d’excellentes lectures. Dans Vie de Henri Brulard, Stendhal exprime une obsession : être lu en 1883 (il écrit en 1842), ou en 1935, voire en 2000. Pour cela, il s’efforce de ne pas « faire de phrases ». En cela, un bon mauvais livre n'a aucune prétention, beaucoup moins en tout cas que certains livres considérés comme intellectuellement supérieurs. La lourdeur du phrasé, l’emphase du ton, la pompe du style pétrifient des phrases d’un livre qui se veut sérieux, alors que dans un bon mauvais livre, la maladresse brouillonne ou l’attention laborieuse de l’auteur ne vont pas sans légèreté, sans vivacité, sans charme. Je relis avec un vif plaisir les huit tomes de « La Petite Maison dans la prairie » ou « Les Malheurs de Sophie » (au demeurant d’excellents livres), en revanche, j’ai mis au grenier une caisse de livres d’André Gide, pourtant encore considéré comme un auteur sérieux. J’ai retrouvé avec plaisir un livre de Pierre Benoît, Koenigsmark, le premier livre de poche paru en français, un peu niais mais qui ne laisse aucun goût désagréable, contrairement aux livres de Bernard-Henry Lévy, qui sont déjà datés à peine écrits (c’est malhonnête de citer ce pauvre BHL, que je n’ai en fait jamais lu, à vrai dire parce qu’il m’est tombé des mains à chaque fois que j’ai essayé, et à n’importe quel ouvrage duquel je préfère mille fois me plonger dans un des Club des Cinq, très mauvais livres, invraisemblables, mal écrits, pleins de clichés et d’une psychologie parfaitement inepte, mais irrésistibles d’expectatives, d’attentes, d’odeurs de vacances. Les Simenon sont de géniaux mauvais livres, tout à fait dans le prolongement des Club des Cinq, sauf qu’au récit des goûters plantureux que font les enfants tout au long de leurs aventures, on assiste aux longues pauses déjeuners de Maigret, aux petits blancs servis au comptoir, aux bières et aux apéritifs, de sorte que le commissaire apparaît comme une sorte de grosse théière alcoolique où infuse la vérité comme un sachet de thé, la fumée s'échappant par sa pipe.
Je n’avais pas conscience de la somme des “bons-mauvais” livres que j’avais pu lire et relire. Th., Merci. Un Juge Ti m’attend pour le weekend.
Rédigé par : Alex Gulphe | 08 novembre 2012 à 08:27