Comment peut-on vivre pauvre ? Voilà bien une question de riche. La question « comment peut-on vivre riche » ne se pose pas, ni pour les riches, ni pour les pauvres, ou alors par pure rhétorique, pour le plaisir d’écrire un article pour Gala, ou Voici, que bien sûr tout le monde voudra lire. Car tout le monde a son idée sur le sujet. Chacun s’y voit. N’importe qui sait comment il utiliserait le double, le triple, le quadruple voire un multiple par dix, par cent ou par mille de son revenu (laissons de côté la question de savoir où commence la richesse « dans l’absolu ». Chacun peut se voir « relativement » riche ou pauvre, successivement ou simultanément).
Mais comment faire avec un salaire amputé du quart, tiers, de la moitié ? Curieusement, la question semble angoisser autant celui qui gagne petit que celui qui gagne très gros. Je ne suis pas en train de me poser la question de savoir comment on fait pour se débrouiller avec 1 €, 5 € ou 10 € par jour. Cette question concerne tout de même plus de la moitié de l’humanité d’aujourd’hui, mais elle semble purement théorique à celui qui vit dans un pays où le seuil de pauvreté est fixé à environ 30 € par jour. Curieusement, quelle que soit sa position sur l’échelle des revenus, gagner moins semble angoisser chaque représentant de l’humanité du bas jusqu’en haut de la pyramide. Pourtant, qui peut vivre des intérêts de son capital ne devrait pas avoir les mêmes inquiétudes que celui qui ne sait pas comment il va rembourser son emprunt hypothécaire, a fortiori, financer son repas du lendemain. Or on voit des riches « s’exiler » parce qu’ils craignent une réduction de leurs revenus par l’impôt, de la même manière qu’on voit des pauvres immigrer pour fuir la misère de leurs pays. Aux deuxièmes, on refuse le refuge économique alors que les premiers reçoivent l’exil fiscal.
La question « comment vivre pauvre » est pourtant décisive alors qu’on parle de coupe sombre dans les budgets des États ; qu’on envisage de tailler dans les déficits à coups de réductions des dépenses publiques (tout cet argent dilapidé pour les uns, nécessaire pour les autres) ; sans parler des baisses de salaires et de réduction de pouvoir d’achat.
Pauvres et riches partagent deux certitudes :
- La pauvreté des uns est le réservoir dans lequel puise la richesse des autres. Faire reculer la pauvreté appauvrit les riches ; augmenter la richesse des uns se fait au détriment des pauvres. Il n’y a pas de fondement scientifique à cette conviction (il y a plutôt de solides raisons de penser le contraire), pourtant elle s’exprime si naturellement de l’un et de l’autre côté de la frontière qui sépare les riches et les pauvres qu’elle semble enracinée dans une anthropologie qui dépasse tout clivage social.
- Ce sont les autres qui doivent payer.
Les autres du pauvre, ce sont pour commencer les banquiers « cupides et arrogants ». Ils nous ont bien mis dans le pétrin avec leurs produits dérivés et leurs subprimes. Ensuite, il y a les patrons. Sales exploiteurs. Après, le pauvre ne sait plus. Le footballer est riche, tout comme la star du rock, mais pour le pauvre, l’un et l’autre sont irremplaçables, car n’importe qui peut s’identifier à lui. Pas question de toucher au projet mimétique du pauvre ! Comment ferait-on pour rêver, sinon ? Les profiteurs à la caisse, mais on ne touche pas aux créateurs de rêves, et même pas à leurs revenus ! Pour le pauvre, il y a de bons riches (les créateurs de rêves qu’un jour aussi pour lui la vie peut changer) et de mauvais riches (les producteurs de richesses, qui l’ennuient, le dominent et le désespèrent).
Qu’en pense le riche ? Il estime que toute sa richesse ne suffira pas à combler les déficits et surtout à faire vivre tant de pauvres. Quant à la richesse des autres … ? Quels autres ? Pour le riche aussi, il y a de bons riches (ceux qui créent des emplois et qui ne sont pas vulgaires) et les mauvais (les autres) ; comme il a les bons pauvres (ceux qui ne désespèrent pas et sont toujours prêts à payer de leur personne) ; il y a aussi les mauvais pauvres (les voleurs, les envieux, les feignants). Parfois, le riche ne s’y retrouve pas. Il se demande comment faire pour réduire la pauvreté. Et si on réduisait le nombre de pauvres ? Comment ? En partageant la richesse ? Pas question. Le partage de la richesse a pour effet de faire baisser la richesse (conviction totalement partagée avec le pauvre, cf. plus haut). La chasse aux riches nuit d’ailleurs gravement à la relance de l’économie. Les riches constituent une espèce à protéger car ils sont producteurs d’emplois, de richesses, d’avenir.
L’autre solution serait un grand partage de la pauvreté, mais deux mille ans de christianisme n’ont pas beaucoup fait évoluer la question.
DIGRESSION : Au dix-huitième siècle, quand l’Irlande grouillait de pauvres, et que l’Angleterre se demandait comment s’en débarrasser, Jonathan Swift [1] a suggéré un moyen d’empêcher les enfants des miséreux d’être un fardeau pour leurs parents et de les rendre utiles au public… En évitant bien sûr des expédients comme "l’impôt, l’investissement dans des activités locales pourvoyeuses de travail, dans le partage décent des fruits de ce travail, dans la taxation de certains produits importés, dans la modération des loyers", etc. Il s’agissait tout simplement de manger les bébés. Plutôt que de les laisser mourir de faim, les vouer à la consommation de viande (il y avait suffisamment de miséreux pour assurer un poupon au pot chaque dimanche à toutes les familles du royaume), et par là simplifier la vie de leurs parents, et trouver une fin économique à une existence sinon dépourvue de toute signification sociale. Heureusement, il est d’autres recettes aujourd’hui que le cannibalisme ou le retour au protectionnisme.
Au prochain épisode, la question « la haine du riche est-elle une passion spécifiquement française ? ». C’est une question cruciale si on veut un jour dépasser l’opposition qui calcifie l’action politique, aujourd’hui empêchée dans tous ses mouvements, toute mesure en faveur de la relance de l’économie passant pour une mesure contre la justice sociale et vice-versa.
[1] Jonathan Swift: “A Modest Proposal for Preventing the Children of Poor People from being a Burden to their Parents or Country and for Making them Beneficial to the Public”
J'observe que les hommes d'affaires connaissent rarement la signification du mot «riche», ce qui est remarquable et très curieux. Du moins, s'ils la connaissent, ils n'admettent pas dans leurs raisonnements qu'il s'agit d'un mot relatif, qui implique son opposé «pauvre» d'une manière aussi implacable que le mot «nord» implique son corrélatif «sud». La force de la guinée que vous avez dans votre poche dépend entièrement de l'absence d'une guinée dans la poche de votre voisin. S'il ne voulait pas de cette guinée, elle ne vous servirait à rien ; le degré de puissance qu'elle renferme dépend totalement du besoin ou du désir qu'il en a - et l'art de devenir riche, au sens mercantile ordinaire de l'économiste, c'est par conséquent l'art de maintenir votre voisin dans la pauvreté. John Ruskin - Il n'y a de richesse que la vie - 1860.
Rédigé par : Jacques | 28 octobre 2012 à 10:24