Certains souvenirs de famille, bien qu’ils survivent aux générations, sont à peine perceptibles : le récit est brouillé, les sources sont contradictoires, les générations, les lieux sont confondus. Impossible d’en retracer l’origine, de revivifier la mémoire en la raccrochant à des éléments tangibles. Le souvenir de famille dont il s’agit ici est un fait divers de guerre : au début du XIXe siècle, à On, près de Rochefort, dans l’actuel Luxembourg belge, une petite ferme (dite une « cense ») est pillée par des soldats de passage qui rejoignent la France après la bataille de Waterloo ; ces « Cosaques » emportent la vache (ou une des vaches) ; le fermier veut la récupérer ; il envoie sa fille à sa recherche : « Ne rentre pas sans la vache ! », lui enjoint-il ; la fille revient avec la vache, et plus tard, elle mettra au monde un enfant, dit « du cosaque », dont la famille est issue. Ce secret se transmet dans la famille de ma mère depuis cinq ou six générations. Un viol, une certaine infamie paternelle, une naissance illégitime, une lignée d’ingénieurs et d’industriels qui ont réussi dans les affaires à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, font partie des éléments de cette histoire et de sa transmission. Pourquoi ce récit ? Constitution d’un mythe, ou vibration d’une conscience familiale naissante, d’une tentative de poser un regard en arrière ? Cette histoire se transmet-elle de façon régulière, uniforme, homogène, de génération en génération ? Telles sont les questions qui guident cette recherche fragmentaire que quelqu’un autre aura peut-être envie de compléter ou d’approfondir.
Au départ, deux versions compatibles
Les Cosaques avaient volé une vache à la ferme des Cousins, à On. Ils étaient partis dans la forêt. Le grand-père a envoyé une de ses filles pour reprendre la vache. Elle est rentrée avec la vache et enceinte du « petit cosaque ». C’est la version de ma mère, (1934 - ), qui la tient de son oncle, Jean-Baptiste Hervy (1910 – 1993). « Pure affabulation » soutient-elle, ce qui ne l’empêche pas de la raconter (j’y reviendrai plus tard).
Une autre version est racontée par le frère de ma mère, Jean-Noël (1928 -), qui la tient de son arrière-grand-mère et de sa mère :
En 1815, les armées de Napoléon battues à Waterloo refluaient vers la France, poursuivies par les armées de l’Alliance. Les chemins étaient multiples, et l’un d’eux passa par On, dans l’actuelle province du Luxembourg belge, où vivait la famille des Cousin, dans une « cense » (une ferme). Le père était absent au moment du passage des soldats, et quand il rentra, il fut accueilli par le silence des mauvais jours. « Où est la vache ? », demanda-t-il. « Les Cosaques sont venus, et ils l’ont emportée avec eux dans la forêt ». Le père a passé ses enfants en revue, puis a avisé une des filles, la plus jolie sans doute. « Va dans la forêt et ne reviens pas sans la vache » lui a-t-il ordonné. Le lendemain, ou quelques jours plus tard, la petite est rentrée avec la vache. Plus tard, elle a mis au monde un enfant. De cet enfant sont nés les Cousin dont Emile, mon arrière-grand-père.
Dans les deux récits, la trame est la même, grossière, d’une trompeuse simplicité, une espèce de filet aux mailles trop larges, qui laisse passer les faits, les noms, les dates mais qui capture des clichés (la ferme isolée, le paysan calculateur, le père indigne, les soldats brutaux, la fille violée, l’enfant naturel) et des éléments de merveilleux (la vache, le cosaque, la forêt, la revanche d’une lignée). Le récit permet des accents tantôt grivois, tragiques ou indignés (les accents d’une famille bourgeoise à la fois honteuse et attachée à ses origines paysannes ?) ; tantôt des accents compassés et fabuleux.
Aucun document n’étaye cette histoire. Les sources sont exclusivement orales. Comme je l’écrivais plus haut, ma mère traitait cette histoire avec un certain mépris lié au peu de crédit qu’elle accordait à sa source, son oncle Jean : « un mythomane », disait-elle. Mais le fait que le récit n’était pas à l’avantage de la famille l’empêchait de douter complètement de sa véracité, un peu comme l’épisode du reniement de Pierre : si les Evangiles avaient été inventées de toute pièce par l’Eglise, à de pures fins édificatrices, une telle anecdote n’y figurerait pas. Et de fait, quand certains affirmaient que ce récit ne pouvait pas être vrai, n’était pas crédible, n’était pas possible, ma mère changeait de posture, retournait la veste, se mettait à y croire, comme ces poissons qui changent d’orientation quand le courant de la marée s’inverse, de façon à être toujours à contre courant (et à rester sur place). L’esprit de contradiction redonnait à ce récit un semblant de vraisemblance (un « vouloir y croire »).
Certains souvenirs racontent d’édifiantes histoires. Dans la famille de mon père, les récits qui datent de la même époque, celui du « Retour au Village du Conscrit de Napoléon », de la « Prémonition du Père aveugle », etc., paraient nos humbles aïeux de grandeur, de vertu filiale et de singularité. Des anecdotes plus banales auraient peut-être été moins insignifiantes. Leur facture insipide et leur sentimentalité donnent à ces contes un intérêt qui est à l’histoire ce que la boutique d’un brocanteur est à un musée d’antiquité. Mon père nous les resservait inlassablement. En revanche, l’histoire du cosaque le remplissait d’indignation : il la démentait en brandissant des éléments historiques (les armées ne seraient pas passée par ce coin de la province du Luxembourg, les Cosaques n’auraient fait partie de l’Alliance, etc.). Par ailleurs, comment pouvait-on imaginer un père qui enverrait sa propre fille dans les bras de la soldatesque ? Cette idée soulevait de dégoût le mien de père. Grand lecteur de Maupassant, il ne voyait dans ce récit qu’un conte de la bassesse paysanne. Il n’envisageait pas le courage de la jeune fille, n’imaginait pas son astuce (après tout, elle était rentrée vivante de cette expédition, et avec la vache !), ni le fait que l’enfant né de cette quête avait été accueilli, élevé, sans doute aimé, et qu’il avait grandi assez solidement pour donner à son tour naissance à une famille. Par ailleurs, mon père semblait ignorer, ou oublier, que toute lignée prestigieuse a des sources que le mythe habille non de grandeur et de sagesse, mais de violence et d’infamie … Il ignorait également les éléments de merveilleux dont débordent le récit : la vache, la dureté du père, la forêt. C’est d’ailleurs le fait que l’histoire du cosaque est trop belle qui m’en fait douter : certes, elle n’est pas à l’avantage de la famille, ou plutôt du grand-père paysan, mais elle a des accents mythiques que prêtent à la fondation de Rome la naissance cachée et l’abandon de deux nouveaux-nés.
L’autre source, mon oncle Jean-Noël Philippe, tenait l’histoire de sa mère Noëlle Philippe (1902-1980) ; il se souvient aussi en avoir parlé avec sa grand-mère (Hélène Philippe née Hervy-Cousin, 1878-1959) et son arrière-grand-mère (Charlotte Cousin, née Jacobs, épouse d’Emile), décédée en 1948. Il n’était alors qu’un tout jeune homme de 20 ans, mais si on peut s’étonner qu’une vieille dame discutât avec un jeune homme d’un sujet que la bienséance de l’époque aurait sans doute évité, voire interdit, il faut noter que ce dernier venait d’entamer son noviciat chez les Bénédictins de Maredsous, et que cette vocation devait l’avoir initié aux yeux de son aïeule et permettre à celle-ci d’aborder avec son petit-fils un souvenir de famille qui mêlait un viol à une filiation naturelle. Mon oncle avait pris l’histoire telle quelle, sans questionner sa vraisemblance, sans exiger de précision. C’était une histoire qui se racontait dans sa famille. Sans doute son immense culture, notamment psychanalytique, l’avait incité par la suite à ne pas l’oublier, mais il ne s’était jamais demandé qui était l’enfant, qui était la mère, et ce manque de curiosité semble étonnant, sauf à se dire qu’il a porté à ce récit la croyance prêtée aux contes, aux fables, aux légendes, et même aux textes sacrés : ils disent autre chose, leur vérité n’est pas dans leur vérité.
Vérifier un récit : le compléter
Ici, il me paraît intéressant de trouver des faits, des noms, des dates et de vérifier leur compatibilité, leur cohérence, leur adhérence au récit. Cela reviendra peut-être à inventer un autre histoire, à désarticuler le récit, le démembrer et le refondre.
Cette démarche bute d’abord sur l'oubli de ceux qui étaient avant nous, de leur vie, de ce qu’ils ont eux-mêmes su, connu, éprouvé, vécu. À part quelques exceptions, notre ascendance a basculé depuis longtemps dans l’indifférenciation. Qu’est-ce que je sais de mes de mes grands-parents, de mes arrière-grands-parents ? Certes, nous étudions, nous lisons l’histoire. Nous avons appris à l’école les grandes dates ; comme au travers d’une métropole, nous avons parcouru à toute vitesse les grandes perspectives, aperçus les idées générales et les monuments mémoriels. Mais nous avons totalement oublié les ruelles, les humbles maisons, les odeurs de cuisine et de latrine, les petits commerces, les gens, les immeubles, les lieux de promenade, de conversation, les liens compliqués, tendres ou violents qui ont attaché (ou enfermé) des vies, les ruptures, les espoirs anéantis à petit feu ou les événements qui ont bouleversé ces vies, les ont propulsées dans l’opulence et la lumière ou les ont gardées sous le boisseau. Un jour fatalement, nous rejoindrons nos aînés dans la mort, et à ce moment nous éprouverons sans doute le regret de quitter les enfants, la nostalgie de ne pas les voir grandir et vivre, la curiosité de savoir s’ils se souviendront de nous (et en quels termes ?)… Mais nous souvenons-nous au cours de notre vie de nos aïeux, nous soucions-nous de ce qu’ils ont ressenti, et s’ils ont pensé à nous ? Ont-ils comme nous passé leur vie uniquement à vivre, dans un quotidien aujourd’hui réduit en poussières, dont les grains dansent interminablement dans les rayons de lumière ?
L’absence de faits, de dates, de documents oblige aussi à interpréter l’histoire au moyen d’hypothèses, ce qui revient au travail de Hercule Poirot ou de Sherlock Holmes : formuler une intuition, voir si les faits la confirment et enfin trouver « le petit fait vrai » décisif, qui fait basculer l’incertitude. L’histoire ne colle pas avec les premiers faits collectés (voir plus bas) ? Alors remettre en cause un élément après l’autre et émettre des hypothèses « falsifiables ». Par exemple, les Cosaques pouvaient ne pas être des cosaques mais des Uhlans, des soldats prussiens, ou russes, ou autrichiens, ou encore les membres d’un autre corps ; la bataille de Waterloo aurait pu être la bataille de Valmy (1792) ; l’histoire se trompe peut-être sur le sexe de l’enfant, qui aurait pu être une fille, mère ou grand-mère du petit Emile ; il ne s’agit peut-être pas d’Emile, mais d’un de ses frères ou sœurs, ou plutôt d’une des ses tantes ou oncles, etc. Il se pourrait également que la famille en cause ne soit pas celle des Cousin, mais des Grodent (de l’ascendance maternelle de Emile Cousin), que l’histoire ne se soit pas passée à On, mais ailleurs.
Autre remarque sur cette indifférence envers ce qui vient avant nous : l’habitude du récit structure notre perception et notre intérêt pour la vie. Or le temps s’écoule dans un sens, toujours le même. Quelle que soit la frise, la flèche indique toujours le même sens, du plus ancien au plus récent. Irréversibilité que subliment les grands écrivains. Dans ses Mémoires, Saint-Simon, se drape dans la somptueuse cape du temps, dont il prétend connaître le moindre replis : il voit tout, il connaît tout et il révèlera tout. À la recherche du temps perdu, le narrateur se situe en surplomb du temps ; il en maîtrise l’horizon, il contemple, comme un voyageur regarderait d’en haut d’une falaise le somptueux déroulement d’un fleuve en contrebas, l’histoire de chacun de ses personnages, qu’il choisit de ne révéler à son lecteur que bribe par bribe, à la faveur d’une sensation, d’un souvenir, d’une odeur, d’un goût, d’un son ou d’une texture, censé synthétiser et ressusciter l’instant dissous depuis longtemps. Dans Années, Virginia Woolf propose une succession de tableaux qui, de dix ans en dix ans, brossent des instantanées de la vie de quelques personnages dont elle suit le trajet de l’enfance à la vieillesse puis à l’anéantissement. Elle se situe, comme Proust et Saint-Simon, en aplomb du temps, dont elle suit les méandres et le déroulement, en sautant d’un rive à l’autre, dans le sens du courant, et en posant son chevalet à sa guise, pour peindre l’autre rivage. Dans le récit d’un souvenir de famille comme celui de la vache et du cosaque, le humble narrateur, quel qu’il soit, n’est pas le romancier ou l’historien qui maîtrise le temps. Celui qui tente de décortiquer un secret transmis de génération en génération, de documenter un souvenir de famille, ou simplement de le raconter, se retrouve désemparé, car il fait face au courant, il se le prend en pleine face, il lutte pour le remonter et il bute sur d’énormes masses charriées par le cours du fleuve, informes, indifférenciées, insensées, alors qu’il cherche à capter de minuscule paillettes de sens.
En tapant « Emile Cousin Rochefort » sur Google, j’ai trouvé une filiation qui a l’air assez complète, sur le site de Réginald Dumont de Chassart : Emile Cousin (1850 – 1939) (mon arrière - arrière grand-père) est le fils de Jean Joseph Cousin (1802-1877). Ni le père, ni le fils ne peuvent être l’enfant du Cosaque, l’un né trop tôt, avant la bataille de Waterloo, et l’autre beaucoup trop tard. On pourrait arrêter l’histoire du récit là, mais d’autres hypothèses se lèvent, semées par de petits détails curieux.
- Jean né en 1802, a des frères et sœurs. Il avait 13 ans à l’époque de la bataille de Waterloo, la jeune fille aurait pu être une de ses grandes sœurs et le petit cosaque être son neveu, ou sa nièce ? Son père Jean Baptiste Cousin (1754 – 1825) serait le paysan tellement attaché à sa vache qu’il se résout à lui sacrifier une de ses filles pour la récupérer.
- Emile, son fils né en 1850 (mon aïeul), est le dernier enfant de Jean, né non pas de Marie-Angélique Grodos (1806-1883), sa première femme dont il a eu sept ou huit enfants, mais d’une certaine Marie Jones, qui n’a eu qu’un enfant. Marie Jones est une mystérieuse jeune fille, qui aurait pu être née en 1816 des amours d’une fille de censier et d’un cosaque, dans la région de Rochefort.
Par ailleurs, cette histoire s’est transmise seulement chez certains descendants d’Emile, ceux dont la filiation se fait par les femmes. Mes propres cousins germains qui sont les enfants du frère de ma mère ont entendu parler d’un tas d’histoires (notamment celle, autre histoire de filiation naturelle dans notre ascendance, selon laquelle l’épouse d’Emile, Charlotte Jacobs, était née hors mariage d’une liaison de sa mère avec le fils ou le père de la famille où elle travaillait comme lectrice). Mais jamais de cette histoire de vache et de cosaque.
Et si l’enfant avait été une fille ? Et si cette fille était précisément la mère d’Emile, cette mystérieuse Marie Jones, dont on n’a même pas les dates de naissance et de décès. Si elle est née en 1815 ou en 1816, elle aurait pu donner naissance à Emile Cousin en 1850, à l’âge de 34 ans. Qui était-elle ? Elle n’est jamais mentionnée dans les souvenirs de famille ? Son patronyme Jones, à consonance so British était-il fréquent dans le sud de la Belgique ? Jean Cousin a reconnu cet enfant, mais il n’a pas divorcé de sa femme Angélique Grodos, morte seulement en 1883, trente-trois ans après la naissance d’Emile.
Comme j’aimerais me plonger dans les archives. J’ai déjà repéré la naissance d’un petit Victor Cousin en 1815, et d’un autre enfant Cousin en 1816 … à Rochefort (à quelques kilomètres de On). Les actes de naissance doivent apparemment être consultés sur place (se renseigner). Pour retrouver l’acte de naissance de Marie Jones, bonne chance ! Il faudrait sans doute avoir déjà accès à l’acte de naissance d’Emile Cousin (né à On) qui mettrait sur la piste du nom et de la profession de sa mère…
Je pense aussi à la vache : pour qu’un homme lui sacrifie sa fille, peut-être cette vache était-elle spéciale, sa beauté lui donnant un grand prix ; ou au contraire, normale, et simplement opulente, odorante et belle comme peuvent l’être les vaches, avec leurs yeux sombres et liquides cernés d’une peau douce et ourlés de grands cils qui leur donnent un beau regard, à tel point que Homère ne peut jamais citer Héra sans préciser qu’elle avait des yeux de génisse, et qu’une jeune fille joue sa vie pour la récupérer ? Ou alors « lente et meuglant », telle une vache d’Apollinaire qui « abandonne pour toujours ce grand pré mal fleuri par l’automne », elle quitte la forêt où une petite fille est venue autrefois la rechercher, malgré sa peur et son dégoût, et peut-être aussi animée par l’attrait de l’inconnu et le goût de risquer sa vie…
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