Certains souvenirs de famille, bien qu’ils survivent aux générations, sont à peine perceptibles : le récit est brouillé, les sources sont contradictoires, les générations, les lieux sont confondus. Impossible d’en retracer l’origine, de revivifier la mémoire en la raccrochant à des éléments tangibles. Le souvenir de famille dont il s’agit ici est un fait divers de guerre : au début du XIXe siècle, à On, près de Rochefort, dans l’actuel Luxembourg belge, une petite ferme (dite une « cense ») est pillée par des soldats de passage qui rejoignent la France après la bataille de Waterloo ; ces « Cosaques » emportent la vache (ou une des vaches) ; le fermier veut la récupérer ; il envoie sa fille à sa recherche : « Ne rentre pas sans la vache ! », lui enjoint-il ; la fille revient avec la vache, et plus tard, elle mettra au monde un enfant, dit « du cosaque », dont la famille est issue. Ce secret se transmet dans la famille de ma mère depuis cinq ou six générations. Un viol, une certaine infamie paternelle, une naissance illégitime, une lignée d’ingénieurs et d’industriels qui ont réussi dans les affaires à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, font partie des éléments de cette histoire et de sa transmission. Pourquoi ce récit ? Constitution d’un mythe, ou vibration d’une conscience familiale naissante, d’une tentative de poser un regard en arrière ? Cette histoire se transmet-elle de façon régulière, uniforme, homogène, de génération en génération ? Telles sont les questions qui guident cette recherche fragmentaire que quelqu’un autre aura peut-être envie de compléter ou d’approfondir.
Les Cosaques avaient volé une vache à la ferme des Cousins, à On. Ils étaient partis dans la forêt. Le grand-père a envoyé une de ses filles pour reprendre la vache. Elle est rentrée avec la vache et enceinte du « petit cosaque ». C’est la version de ma mère, (1934 - ), qui la tient de son oncle, Jean-Baptiste Hervy (1910 – 1993). « Pure affabulation » soutient-elle, ce qui ne l’empêche pas de la raconter (j’y reviendrai plus tard).
Une autre version est racontée par le frère de ma mère, Jean-Noël (1928 -), qui la tient de son arrière-grand-mère et de sa mère :
En 1815, les armées de Napoléon battues à Waterloo refluaient vers la France, poursuivies par les armées de l’Alliance. Les chemins étaient multiples, et l’un d’eux passa par On, dans l’actuelle province du Luxembourg belge, où vivait la famille des Cousin, dans une « cense » (une ferme). Le père était absent au moment du passage des soldats, et quand il rentra, il fut accueilli par le silence des mauvais jours. « Où est la vache ? », demanda-t-il. « Les Cosaques sont venus, et ils l’ont emportée avec eux dans la forêt ». Le père a passé ses enfants en revue, puis a avisé une des filles, la plus jolie sans doute. « Va dans la forêt et ne reviens pas sans la vache » lui a-t-il ordonné. Le lendemain, ou quelques jours plus tard, la petite est rentrée avec la vache. Plus tard, elle a mis au monde un enfant. De cet enfant sont nés les Cousin dont Emile, mon arrière-grand-père.
Dans les deux récits, la trame est la même, grossière, d’une trompeuse simplicité, une espèce de filet aux mailles trop larges, qui laisse passer les faits, les noms, les dates mais qui capture des clichés (la ferme isolée, le paysan calculateur, le père indigne, les soldats brutaux, la fille violée, l’enfant naturel) et des éléments de merveilleux (la vache, le cosaque, la forêt, la revanche d’une lignée). Le récit permet des accents tantôt grivois, tragiques ou indignés (les accents d’une famille bourgeoise à la fois honteuse et attachée à ses origines paysannes ?) ; tantôt des accents compassés et fabuleux.
Aucun document n’étaye cette histoire. Les sources sont exclusivement orales. Comme je l’écrivais plus haut, ma mère traitait cette histoire avec un certain mépris lié au peu de crédit qu’elle accordait à sa source, son oncle Jean : « un mythomane », disait-elle. Mais le fait que le récit n’était pas à l’avantage de la famille l’empêchait de douter complètement de sa véracité, un peu comme l’épisode du reniement de Pierre : si les Evangiles avaient été inventées de toute pièce par l’Eglise, à de pures fins édificatrices, une telle anecdote n’y figurerait pas. Et de fait, quand certains affirmaient que ce récit ne pouvait pas être vrai, n’était pas crédible, n’était pas possible, ma mère changeait de posture, retournait la veste, se mettait à y croire, comme ces poissons qui changent d’orientation quand le courant de la marée s’inverse, de façon à être toujours à contre courant (et à rester sur place). L’esprit de contradiction redonnait à ce récit un semblant de vraisemblance (un « vouloir y croire »).
Certains souvenirs racontent d’édifiantes histoires. Dans la famille de mon père, les récits qui datent de la même époque, celui du « Retour au Village du Conscrit de Napoléon », de la « Prémonition du Père aveugle », etc., paraient nos humbles aïeux de grandeur, de vertu filiale et de singularité. Des anecdotes plus banales auraient peut-être été moins insignifiantes. Leur facture insipide et leur sentimentalité donnent à ces contes un intérêt qui est à l’histoire ce que la boutique d’un brocanteur est à un musée d’antiquité. Mon père nous les resservait inlassablement. En revanche, l’histoire du cosaque le remplissait d’indignation : il la démentait en brandissant des éléments historiques (les armées ne seraient pas passée par ce coin de la province du Luxembourg, les Cosaques n’auraient fait partie de l’Alliance, etc.). Par ailleurs, comment pouvait-on imaginer un père qui enverrait sa propre fille dans les bras de la soldatesque ? Cette idée soulevait de dégoût le mien de père. Grand lecteur de Maupassant, il ne voyait dans ce récit qu’un conte de la bassesse paysanne. Il n’envisageait pas le courage de la jeune fille, n’imaginait pas son astuce (après tout, elle était rentrée vivante de cette expédition, et avec la vache !), ni le fait que l’enfant né de cette quête avait été accueilli, élevé, sans doute aimé, et qu’il avait grandi assez solidement pour donner à son tour naissance à une famille. Par ailleurs, mon père semblait ignorer, ou oublier, que toute lignée prestigieuse a des sources que le mythe habille non de grandeur et de sagesse, mais de violence et d’infamie … Il ignorait également les éléments de merveilleux dont débordent le récit : la vache, la dureté du père, la forêt. C’est d’ailleurs le fait que l’histoire du cosaque est trop belle qui m’en fait douter : certes, elle n’est pas à l’avantage de la famille, ou plutôt du grand-père paysan, mais elle a des accents mythiques que prêtent à la fondation de Rome la naissance cachée et l’abandon de deux nouveaux-nés.
L’autre source, mon oncle Jean-Noël Philippe, tenait l’histoire de sa mère Noëlle Philippe (1902-1980) ; il se souvient aussi en avoir parlé avec sa grand-mère (Hélène Philippe née Hervy-Cousin, 1878-1959) et son arrière-grand-mère (Charlotte Cousin, née Jacobs, épouse d’Emile), décédée en 1948. Il n’était alors qu’un tout jeune homme de 20 ans, mais si on peut s’étonner qu’une vieille dame discutât avec un jeune homme d’un sujet que la bienséance de l’époque aurait sans doute évité, voire interdit, il faut noter que ce dernier venait d’entamer son noviciat chez les Bénédictins de Maredsous, et que cette vocation devait l’avoir initié aux yeux de son aïeule et permettre à celle-ci d’aborder avec son petit-fils un souvenir de famille qui mêlait un viol à une filiation naturelle. Mon oncle avait pris l’histoire telle quelle, sans questionner sa vraisemblance, sans exiger de précision. C’était une histoire qui se racontait dans sa famille. Sans doute son immense culture, notamment psychanalytique, l’avait incité par la suite à ne pas l’oublier, mais il ne s’était jamais demandé qui était l’enfant, qui était la mère, et ce manque de curiosité semble étonnant, sauf à se dire qu’il a porté à ce récit la croyance prêtée aux contes, aux fables, aux légendes, et même aux textes sacrés : ils disent autre chose, leur vérité n’est pas dans leur vérité.
Ici, il me paraît intéressant de trouver des faits, des noms, des dates et de vérifier leur compatibilité, leur cohérence, leur adhérence au récit. Cela reviendra peut-être à inventer un autre histoire, à désarticuler le récit, le démembrer et le refondre.
Cette démarche bute d’abord sur l'oubli de ceux qui étaient avant nous, de leur vie, de ce qu’ils ont eux-mêmes su, connu, éprouvé, vécu. À part quelques exceptions, notre ascendance a basculé depuis longtemps dans l’indifférenciation. Qu’est-ce que je sais de mes de mes grands-parents, de mes arrière-grands-parents ? Certes, nous étudions, nous lisons l’histoire. Nous avons appris à l’école les grandes dates ; comme au travers d’une métropole, nous avons parcouru à toute vitesse les grandes perspectives, aperçus les idées générales et les monuments mémoriels. Mais nous avons totalement oublié les ruelles, les humbles maisons, les odeurs de cuisine et de latrine, les petits commerces, les gens, les immeubles, les lieux de promenade, de conversation, les liens compliqués, tendres ou violents qui ont attaché (ou enfermé) des vies, les ruptures, les espoirs anéantis à petit feu ou les événements qui ont bouleversé ces vies, les ont propulsées dans l’opulence et la lumière ou les ont gardées sous le boisseau. Un jour fatalement, nous rejoindrons nos aînés dans la mort, et à ce moment nous éprouverons sans doute le regret de quitter les enfants, la nostalgie de ne pas les voir grandir et vivre, la curiosité de savoir s’ils se souviendront de nous (et en quels termes ?)… Mais nous souvenons-nous au cours de notre vie de nos aïeux, nous soucions-nous de ce qu’ils ont ressenti, et s’ils ont pensé à nous ? Ont-ils comme nous passé leur vie uniquement à vivre, dans un quotidien aujourd’hui réduit en poussières, dont les grains dansent interminablement dans les rayons de lumière ?
L’absence de faits, de dates, de documents oblige aussi à interpréter l’histoire au moyen d’hypothèses, ce qui revient au travail de Hercule Poirot ou de Sherlock Holmes : formuler une intuition, voir si les faits la confirment et enfin trouver « le petit fait vrai » décisif, qui fait basculer l’incertitude. L’histoire ne colle pas avec les premiers faits collectés (voir plus bas) ? Alors remettre en cause un élément après l’autre et émettre des hypothèses « falsifiables ». Par exemple, les Cosaques pouvaient ne pas être des cosaques mais des Uhlans, des soldats prussiens, ou russes, ou autrichiens, ou encore les membres d’un autre corps ; la bataille de Waterloo aurait pu être la bataille de Valmy (1792) ; l’histoire se trompe peut-être sur le sexe de l’enfant, qui aurait pu être une fille, mère ou grand-mère du petit Emile ; il ne s’agit peut-être pas d’Emile, mais d’un de ses frères ou sœurs, ou plutôt d’une des ses tantes ou oncles, etc. Il se pourrait également que la famille en cause ne soit pas celle des Cousin, mais des Grodent (de l’ascendance maternelle de Emile Cousin), que l’histoire ne se soit pas passée à On, mais ailleurs.
Autre remarque sur cette indifférence envers ce qui vient avant nous : l’habitude du récit structure notre perception et notre intérêt pour la vie. Or le temps s’écoule dans un sens, toujours le même. Quelle que soit la frise, la flèche indique toujours le même sens, du plus ancien au plus récent. Irréversibilité que subliment les grands écrivains. Dans ses Mémoires, Saint-Simon, se drape dans la somptueuse cape du temps, dont il prétend connaître le moindre replis : il voit tout, il connaît tout et il révèlera tout. À la recherche du temps perdu, le narrateur se situe en surplomb du temps ; il en maîtrise l’horizon, il contemple, comme un voyageur regarderait d’en haut d’une falaise le somptueux déroulement d’un fleuve en contrebas, l’histoire de chacun de ses personnages, qu’il choisit de ne révéler à son lecteur que bribe par bribe, à la faveur d’une sensation, d’un souvenir, d’une odeur, d’un goût, d’un son ou d’une texture, censé synthétiser et ressusciter l’instant dissous depuis longtemps. Dans Années, Virginia Woolf propose une succession de tableaux qui, de dix ans en dix ans, brossent des instantanées de la vie de quelques personnages dont elle suit le trajet de l’enfance à la vieillesse puis à l’anéantissement. Elle se situe, comme Proust et Saint-Simon, en aplomb du temps, dont elle suit les méandres et le déroulement, en sautant d’un rive à l’autre, dans le sens du courant, et en posant son chevalet à sa guise, pour peindre l’autre rivage. Dans le récit d’un souvenir de famille comme celui de la vache et du cosaque, le humble narrateur, quel qu’il soit, n’est pas le romancier ou l’historien qui maîtrise le temps. Celui qui tente de décortiquer un secret transmis de génération en génération, de documenter un souvenir de famille, ou simplement de le raconter, se retrouve désemparé, car il fait face au courant, il se le prend en pleine face, il lutte pour le remonter et il bute sur d’énormes masses charriées par le cours du fleuve, informes, indifférenciées, insensées, alors qu’il cherche à capter de minuscule paillettes de sens.
En tapant « Emile Cousin Rochefort » sur Google, j’ai trouvé une filiation qui a l’air assez complète, sur le site de Réginald Dumont de Chassart : Emile Cousin (1850 – 1939) (mon arrière - arrière grand-père) est le fils de Jean Joseph Cousin (1802-1877). Ni le père, ni le fils ne peuvent être l’enfant du Cosaque, l’un né trop tôt, avant la bataille de Waterloo, et l’autre beaucoup trop tard. On pourrait arrêter l’histoire du récit là, mais d’autres hypothèses se lèvent, semées par de petits détails curieux.
- Jean né en 1802, a des frères et sœurs. Il avait 13 ans à l’époque de la bataille de Waterloo, la jeune fille aurait pu être une de ses grandes sœurs et le petit cosaque être son neveu, ou sa nièce ? Son père Jean Baptiste Cousin (1754 – 1825) serait le paysan tellement attaché à sa vache qu’il se résout à lui sacrifier une de ses filles pour la récupérer.
- Emile, son fils né en 1850 (mon aïeul), est le dernier enfant de Jean, né non pas de Marie-Angélique Grodos (1806-1883), sa première femme dont il a eu sept ou huit enfants, mais d’une certaine Marie Jones, qui n’a eu qu’un enfant. Marie Jones est une mystérieuse jeune fille, qui aurait pu être née en 1816 des amours d’une fille de censier et d’un cosaque, dans la région de Rochefort.
Par ailleurs, cette histoire s’est transmise seulement chez certains descendants d’Emile, ceux dont la filiation se fait par les femmes. Mes propres cousins germains qui sont les enfants du frère de ma mère ont entendu parler d’un tas d’histoires (notamment celle, autre histoire de filiation naturelle dans notre ascendance, selon laquelle l’épouse d’Emile, Charlotte Jacobs, était née hors mariage d’une liaison de sa mère avec le fils ou le père de la famille où elle travaillait comme lectrice). Mais jamais de cette histoire de vache et de cosaque.
Et si l’enfant avait été une fille ? Et si cette fille était précisément la mère d’Emile, cette mystérieuse Marie Jones, dont on n’a même pas les dates de naissance et de décès. Si elle est née en 1815 ou en 1816, elle aurait pu donner naissance à Emile Cousin en 1850, à l’âge de 34 ans. Qui était-elle ? Elle n’est jamais mentionnée dans les souvenirs de famille ? Son patronyme Jones, à consonance so British était-il fréquent dans le sud de la Belgique ? Jean Cousin a reconnu cet enfant, mais il n’a pas divorcé de sa femme Angélique Grodos, morte seulement en 1883, trente-trois ans après la naissance d’Emile.
Comme j’aimerais me plonger dans les archives. J’ai déjà repéré la naissance d’un petit Victor Cousin en 1815, et d’un autre enfant Cousin en 1816 … à Rochefort (à quelques kilomètres de On). Les actes de naissance doivent apparemment être consultés sur place (se renseigner). Pour retrouver l’acte de naissance de Marie Jones, bonne chance ! Il faudrait sans doute avoir déjà accès à l’acte de naissance d’Emile Cousin (né à On) qui mettrait sur la piste du nom et de la profession de sa mère…
Je pense aussi à la vache : pour qu’un homme lui sacrifie sa fille, peut-être cette vache était-elle spéciale, sa beauté lui donnant un grand prix ; ou au contraire, normale, et simplement opulente, odorante et belle comme peuvent l’être les vaches, avec leurs yeux sombres et liquides cernés d’une peau douce et ourlés de grands cils qui leur donnent un beau regard, à tel point que Homère ne peut jamais citer Héra sans préciser qu’elle avait des yeux de génisse, et qu’une jeune fille joue sa vie pour la récupérer ? Ou alors « lente et meuglant », telle une vache d’Apollinaire qui « abandonne pour toujours ce grand pré mal fleuri par l’automne », elle quitte la forêt où une petite fille est venue autrefois la rechercher, malgré sa peur et son dégoût, et peut-être aussi animée par l’attrait de l’inconnu et le goût de risquer sa vie…
Il y a un an, en mai 2013, un groupe de parlementaires proposait à l’Assemblée de retirer les mots race et racial des textes législatifs et de la Constitution. Ils fondaient leur démarche sur la conviction que l’utilisation de ces mots dans des textes juridiques donnait une forme de légitimité aux thèses raciales et au racisme. Ils rappelaient l’absence de fondements scientifiques à la notion de race humaine. Ils notaient que le mot race était devenu désuet et déplacé. Qu’il évoquait les pires idéologies meurtrières. Que supposer que quelqu’un puisse être d’une « race » constituait une forme d’injure, et que la violence était toute entière contenue dans le mot. Et puisque les races n’existent pas, alors il fallait en expurger la trace des textes publics.
Beaucoup de choses sont nommées qui n’existent pas. Quand il s’agit de chimères, de licornes ou de soucoupes volantes, il n’est pas nécessaire d’interdire de les mentionner dans la Constitution. En revanche, le mot race désigne un concept à la racine du racisme : celui-ci, dont l’existence est indubitable, contrairement à la race et à la licorne, se fonde sur une typologie de la diversité humaine. Ce classement débouche sur une classification injuste et innommable, indissociable d’une hiérarchisation entre races supérieures et inférieures. Cette inégalité amène la discrimination, la ségrégation et parfois même le génocide.
Pour les parlementaires, l’élimination du concept de race constitue un préalable à la solution du racisme. La perception des couleurs de peau, des textures des cheveux, des formes des yeux est une pure construction mentale et sociale. Les traits physiques permettant de décrire une population servent en fait à la discriminer. La notion de race conduit inexorablement au racisme ou à la ségrégation. Puisque nous ne pouvons pas réformer le racisme, réformons notre perception, notre représentation, notre conceptualisation, notre langage.
Les opposants au projet ont vainement fait remarquer que la suppression d’un mot ne faisait pas disparaître un mal. Que nommer la diversité ne menait pas nécessairement à la division et à la domination. Que le fondement du racisme n’est pas la notion de race mais le mépris de l’autre. Que l’éradication du mot race n’extirperait pas la haine, au contraire, elle permettrait de la renforcer par refoulement. Qu’on ne peut pas supprimer le mot race si on veut légiférer contre le racisme.
Ils n’ont pas poussé leur argumentation jusqu’à l’absurde, faisant remarquer par exemple que s’il fallait supprimer le mot race, il fallait aussi enlever le mot sexe, puisque le sexisme sévit au moins autant que le racisme, et le mot nation, puisque nationalisme. Et pourquoi pas le mot peuple, avant qu’il ne tombe en complète désuétude ou se transforme définitivement en synonyme de populisme ? Tant de crimes ont été commis au nom du peuple, comme au nom de la liberté d’ailleurs. Faut-il soupçonner, voire supprimer, le mot liberté ?
Ils ont oublié de dire que non seulement le mot race pouvait être utilisé comme une insulte, mais aussi moule à gaufre, ectoplasme, cornichon, coloquinte, et j’en passe. Faut-il à jamais interdire à ces mots de paraître dans la Constitution ?
Ils n’ont pas proposé de remplacer, tant qu’on y était, les expressions « coucher » et « lever » du soleil, métaphores dérivées du géocentrisme, conception défendue, faut-il le rappeler, par l’Eglise contre Galilée.
Ils ont aussi oublié de faire remarquer que le mot race n’est qu’une façon préscientifique de dénommer le concept de gène (qui reste admis malgré qu’il forme le mot génocide). Que les scientifiques seraient gênés s’ils ne pouvaient utiliser la notion de phénotype. Que le mot ethnie utilisé avec componction pour remplacer le mot race n’est qu’un synonyme à la fois édulcoré et confus, puisqu’il mélange des notions culturelles, sociales et linguistiques en elles-mêmes aussi discutables et potentiellement aussi discriminantes que le mot race. Que le concept de race dévoyé dans le racisme a quand même servi au commencement de l’ethnologie et de l’anthropologie, et que personne ne songe à remettre en cause ces sciences (qui ont par ailleurs démontré l’inanité des théories racistes).
Ils n’ont même pas osé rappeler l’évidence, que la Constitution en mentionnant le mot race ne justifie pas le racisme, au contraire elle déclare l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction de race.
Comme on est en France, la polémique a commencé molto dolce, presque imperceptiblement, comme l’orage s’approche à pas de loup. Dans dix minutes, ce sera la tempête, en attendant, les feuilles frissonnent à peine sur les arbres que le vent effleure. Les radios susurrent l’information : « l’Assemblée a adopté une proposition de loi supprimant le terme race de la législation ». Les commentaires sont mesurés, les réactions sont retenues, toutes en savantes circonvolutions. L’éditorialiste comme l’homme politique parle doucement, en prenant garde de ne pas taper trop fort sur le i quand il met le point dessus, des fois qu’il serait lu par Pascale Clark ou Caroline Fourest. Pas de huées, pas d’applaudissements non plus. À peine une légère crispation à droite, un doux crépitement à gauche. L’ondée approche, presque plus rien ne bouge, la vague se retire avant de partir à l’assaut du château de sable.
Comme on est en France, pas moyen non plus d’éviter la houle qui balance l’opinion la division chaloupée des faiseurs de ladite opinion, le dandinement de la progression vers le Progrès. Gauche, droite, gauche, droite, hue, dia, hue, dia. Un bruit de bottes recouvre le bruissement des pas furtifs de l’opinion. Les couteaux et les langues s’affutent. Le tonnerre gronde au loin, des éclairs fissurent la masse gris noir des nuages. Les tweets fusent. Les premiers commentaires s’étonnent. Les deuxièmes s’étonnent de l’étonnement des premiers. Un brusque coup de vent arrache la première branche qui tombe sur le sol ; la première tuile dégringole du toit.
«Réactionnaire rétrograde », lance une universitaire en vue à un éditorialiste. Le réac en question rappelle sournoisement que l’académicienne a fréquenté Pol Pot en son temps, et c’est parti. Les cadavres de Huxley et de Kafka sont poussés du coude. Hitler et Staline se tapent sur les cuisses. Les mots d’oiseaux volent, les tweets s’affolent, les pages de commentaires des journaux en lignes s’allongent. Les allusions se muent en insultes, les injures en menaces de coup de pied au cul.
… Le projet de loi commencé par une chanson douce se continue en pugilat. C’est l’affrontement des réactionnaires contre les libertaires, des liberticides contre les faiseurs du bonheur de l’humanité. La bien-pensance s’habille en kitch : « le triomphe de la vertu sur l’obscurantisme » ou « l’indignation envers les victimes de la ségrégation ». Les grands cyniques se poussent du coude.
Quand l’opération de cosmétique de la Constitution et du corpus législatif est votée (c’était le 17 mai 2013), la tension se relâche brusquement. Le mot race sera bien expurgé des textes, ainsi l’a voté la majorité des parlementaires présents à la séance. L’orage s’éloigne en grondant. D’autres nuages s’accumulent, d’autres combats commencent (pour mémoire, l’affaire Cahuzac qui plonge un parlement sidéré dans la préparation d’une loi sur la « moralisation de la vie politique ». Il s’agit dans le fond de la même démarche : « certains ne respectent pas la loi ? Donc changeons la loi. Puisque nous ne pouvons pas agir sur le monde, agissons sur les textes et sur les mots).
L’histoire du mot race s’arrête là. Plus de trace du mot, ni dans la presse, ni dans certains textes de loi. La presse se tait sur le sujet dès le lendemain du vote du texte.
La Constitution reste inchangée à ce jour. La modification votée par les députés fera partie sans doute des tâches du prochain Congrès, à moins qu’il faille encore le passage du projet au Sénat, avec nouvelles discussions à la clé. Le silence retombe, l’orage s’en va ailleurs…
En tête des stéréotypes, caracole l’idée selon laquelle les stéréotypes sont ineptes, toxiques, faux et ridicules. A la fois éteignoirs de la réflexion, et flaques de boue où patauge la pensée. Après : « demain, j’arrête la langue de bois », on entend les prescripteurs du bien parler proclamer : « demain, j’arrête les idées reçues ». Et les prescripteurs du bien faire : « demain, on arrête les stéréotypes ».
D’abord, chasser les idées reçues est une partie d’autant plus difficile que la plupart passent inaperçues ou sont insaisissables. D’ailleurs, essayez de trouver un exemple d’idées reçues, là, tout de suite. Votre cerveau ne répond pas. C’est qu’elles s’y promènent incognito, indélébiles, mais indétectables. Il n’est pas marqué : « attention, idée reçue, danger, à remettre en cause d’urgence ».
Tout le monde ne s’appelle pas Flaubert et n’a pas le talent de repérer et de présenter savamment mélangés : fausses évidences, clichés, métaphores mortes, dérapages du bon sens, affirmations invérifiables, fantasmes, brèves de comptoirs, hypothèses scientifiques en attente de vérification, etc.
D’ailleurs, des stéréotypes, il en faut. Comment commencer un article ou un discours de management sans invoquer, par exemple, la concurrence (toujours plus rude), le changement (toujours plus rapide, plus complexe et plus changeant), la mondialisation (toujours plus mondiale), le coût du travail (toujours plus cher), etc.
Il en faut, car la pensée ne pourrait pas se reposer, l’attention ne pourrait pas se relâcher, l’argumentation épuiserait le lecteur ou l’auditoire.
En fait, les idées reçues sont comme des sièges de l’intelligence : elles permettent de se reposer dans un exposé ardu, une démonstration compliquée.
Mais gare à l’encombrement ! Un salon bourré de chaises, fauteuils, poufs, canapés, n’invite pas à la circulation et aux échanges. Des sièges entassés à l’entrée même d’un salon bloquent toute conversation, comme l’éteindrait l’absence d’un divan confortable, à mi chemin entre la porte et le buffet. De la même façon, trop d’idées reçues plombent un discours, mais il en faut, juste le nombre nécessaire, pour reposer sans encombrer, pour assurer le confort sans abrutir. Les idées reçues sont inévitables si on ne veut pas que son propos soit comme une salle des pas perdus, inhabitable.
Et les stéréotypes ? Certains, éculés jusqu’à la corde, font pitié. Ils continuent cependant à fonctionner, ressorts inusables de certaines formes d’humour. Elles portent aux Ecossais, aux blondes, aux Juifs et aux coiffeurs des caractéristiques désopilantes censées déclencher l’hilarité, qui est parfois une forme de fureur.
En matière de genre, les stéréotypes sont désormais taxés par le gouvernement. Ils sont sommés de disparaître.
Le raisonnement est le suivant : les discriminations envers les filles (et envers les garçons qui affichent des comportements féminins) reposent sur des stéréotypes de genre (du style « les filles ne sont pas douées pour conduire un bulldozer » ou « les filles sont plus moins remuantes et plus dociles que les garçons »). Détruisons les stéréotypes et abolissons ainsi les discriminations.
L’identité fille ou garçon se « construit ». Ce n’est pas parce qu’on est une fille qu’on joue à la poupée, mais parce que les parents, les copains, l’école, les voisins induisent ce comportement à partir de la représentation qu’ils ont de la norme « fille ». Ces représentations toutes faites, ces stéréotypes, mènent la différence (biologique) des sexes à la différence (psychologique, sociale, culturelle) des identités sexuées. Un pas de plus et ce sont les stéréotypes qui mènent à l’inégalité salariale, à la non représentation des femmes dans les instances dirigeantes, voire à la brutalité des hommes envers les femmes, et en général, à la misogynie, à l’homophobie, au machisme, au sexisme, etc. Supprimons les stéréotypes de genre et nous progresserons vers un monde où il n’y aura plus de discriminations fondées sur la différence sexuée.
Ainsi le gouvernement a-t-il institué un programme actuellement en expérimentation, les ABCD de l’égalité, dont il nous assure deux contre-vérités : il ne s’agirait pas de l’introduction de la théorie du genre à l’école, première contre-vérité. La lutte contre les stéréotypes contribuerait à la lutte contre les stéréotypes, deuxième contre-vérité. Je crois qu’au contraire, la lutte contre les stéréotypes de genre ne fera qu’augmenter les discriminations.
Le déni de la théorie du genre
Il n’y a pas « une » théorie du genre, mais plusieurs, et qui sont plutôt des études que des théories. A la base de ces études, une hypothèse : les genres sont construits à partir de la différence des sexes, mais ils débordent cette distinction biologique qui différencie les humains mâles des humains femelles et en font des hommes et des femmes. Ainsi, la séparation des tâches n’est pas inscrite dans la nature biologique des humains, mais dans le construit culturel. C’est ce que des études, des expérimentations, des enquêtes montrent de façon, parfois ingénieuse, toujours passionnante.
L’ABCD de l’égalité s’adosse bien sur la théorie du genre (montrer par exemple l’ineptie de l’idée qu’une fille ne pourrait pas conduire un bulldozer aussi bien qu’un garçon). La dénégation des ministres (la théorie du genre, cela n’existe pas ! Et quand bien même elle existerait, ce qui est absurde, on ne l’enseigne pas à l’école !) est incompréhensible sur le plan intellectuel. Bien sûr que la théorie (ou les) du genre existe, et tant mieux, car il n’y a rien de plus sérieux et d’intéressant. Elles posent des questions fondamentales. Tout le monde fait de la théorie du genre sans le savoir quand on demande à la naissance d’un bébé : « garçon ou fille ? » avant de mettre en branle le processus des compliments.
Mais la théorie du genre, ou les études sur les genres, n’apporte pas de réponses. En tout cas pas aux questions que se pose le gouvernement. Quand la théorie du genre parle de stéréotypes, ces représentations inconscientes qui participent à la fabrication des filles et des garçons, des hommes et des femmes, des vielles dames et des vieux messieurs, le gouvernement parle de discriminations. Il entend bien lutter contre les discriminations fondées sur l’identité sexuée, mais il ne se demande pas comment les stéréotypes engendrent les discriminations. Question que la théorie du genre n’a pas formalisée.
Les stéréotypes changent, la discrimination reste
Ainsi, que les petites filles jouent plus souvent à la poupée qu’au camion pompier est peut-être un fait qui leur est assigné par leurs parents, leurs copains, l’école… Mais ce n’est pas le problème adressé par le gouvernement. Le problème, c’est que les tâches ménagères auxquelles les filles sont prétendument mieux douées que les garçons, ces tâches sont dévaluées voire méprisées, et plus tard, mal payées (y compris par les femmes qui font travailler des employées de maison au noir et au smic). Ces tâches sont considérées comme des calamités, à tel point qu’on entend les femmes déclarer : « je ne me suis quand même pas cassé le cul à faire des études pour torcher celui de moutards, même des miens ».
Le fait que le maternage et les soins maternels soient mieux ou moins bien assurés par les femmes que par les hommes n’est pas le problème. Le problème, c’est que dans notre société, les soins maternels sont sous-évalués par rapport à d’autres activités. De la même façon, le ménage est moins bien considéré que la maintenance informatique. On trouve normal de payer des soldats pour faire la guerre, pas les femmes pour faire leurs enfants. L’enseignement (et toutes les professions dans lesquelles les femmes se taillent la part du lion) est moins bien payé, moins bien considéré que les autres professions dite intellectuelles… Est-ce que ces discriminations reposent sur des stéréotypes ? Des stéréotypes qui changent alors, parce qu’à une époque, c’étaient les hommes qui étaient censés transmettre les savoirs fondamentaux. Le stéréotype change, la discrimination reste.
Les discriminations ne reposent pas sur le fait que les femmes sont censées s’épanouir dans le tricot et les hommes dans le sport de combat, mais dans la valeur attribuée aux activités dites féminines et aux activités dites masculines. Quelles qu’elles soient. Il se peut que telle activité aujourd’hui dite féminine devienne l’apanage de la virilité. Il y a une règle universelle et invisible selon laquelle toute activité exercée en majorité par des hommes est mieux valorisée qu’une profession exercée massivement par les femmes. C’est la valence différentielle des sexes dont parle Françoise Héritier dans « Masculin / Féminin, la pensée de la différence ».
Quand la cuisine est faite par des hommes, miraculeusement elle devient un art exécuté par des chefs. Elle n’est plus la popote produite par des cuisinières. Le tricot ? Autrefois considéré comme l’apanage des hommes dans certaines régions, il est devenu depuis un activité mineure et cucul pratiquée par des grands-mères ou des potiches. On ne verra jamais Christine Lagarde avec son tricot siégeant au conseil d’administration du FMI (au contraire de la digne paire de moustaches, apanage des dirigeants qui s’adonnent à cette activité quotidienne et méticuleuse).
L’éducation, la justice, la médecine, le journalisme en perte de prestige ? Comme la fauconnerie à la fin du Moyen Âge et l’aquarelle aujourd'hui devenues des arts mineurs depuis que ce sont les femmes qui investissent ces activités.
Que le féminin vaille moins que le masculin, ce n’est pas un stéréotype. Ce n’est pas une représentation, c’est un jugement de valeur. Et c’est sans doute le jugement de valeur le mieux partagé du monde. L’humanité enfante invariablement ce jugement, quelle que soit l’époque, quelle que soit la culture. Avec plus ou moins de violences. Dans toutes les sociétés, selon Germaine Tillion. Certes, des sociétés sont plus inégalitaires que d’autres. Mais toutes pratiquent une différenciation négative envers les femmes.
Surtout, le jugement selon lequel une femme vaut moins qu’un homme est partagé autant par les femmes que par les hommes.
Aujourd’hui, la promotion sociale pour une femme, c’est de faire un métier d’homme, comme un homme. C’est un jugement que les femmes transmettent à leurs filles avant de les transmettre à leurs fils. Une petite fille qui voudrait être un garçon suscite partout l’attendrissement. Un petit garçon qui voudrait être une fille attire la suspicion. Et là se mêle une autre composante de l’identité par le sexe : l’orientation sexuelle. Un petit garçon qui voudrait être une fille est forcément un futur homo (curieusement, ce soupçon ne s’éveille pas, ou moins, quand il s’agit d’une fille qui veut être un garçon). Mais c’est un autre problème, à la source sans doute des rumeurs selon lesquelles l’Education nationale voudrait faire l’éducation sexuelle de futurs petits homos.
Pas d’angoisse plus grande pour l’humanité que de devenir féminine.
Les sociétés humaines méprisent les femmes, pourquoi ? À l’énormité de la question, l’évidence de la réponse : parce que !
À tel point qu’à mon avis, la lutte contre les stéréotypes, sans la conscience de la « valence différentielle », renforcerait les discriminations. Un peu comme ces lois qui ont des effets inverses à celui recherché. Les stéréotypes (qui d’ailleurs changent) ne perpétuent pas les discriminations, ils les rendent habitables, surtout pour les plus vulnérables, les plus faibles… Sans remise en cause de la « valence différentielle », pas d’habilitation du féminin. Grâce aux abécédaires républicains, les femmes seront peut-être moins stéréotypées, mais elles ne seront pas moins pauvres, précaires, abruties de doubles journées à la chaine (boulot et ménage) qu’aujourd’hui : en plus, elles auront raté leur carrière d’hommes comme les autres.
Le harem et les cousins, Germaine Tillion, Seuil, 1982
Masculin – féminin : La pensée de la différence, Françoise Héritier, Odile Jacob, 1V996 et 2002.
Thérèse Sepulchre
Anna dresse des listes de vœux : par trois, par sept ou
par dix. Dans chaque série, il y a toujours un souhait qui concerne le chien
Bulle. « Je voudrais que Bulle m’accompagne à l’école ». « Je
voudrais que quand Bulle sera mort, il vienne hanter la maison ». C’est que,
dans cette maison, on ne peut pas imaginer la vie sans la présence ardente et
douce de Bulle. C’est un chien de taille moyenne, avec un long museau de
berger, des oreilles qui le coiffent comme le « montera » du matador.
Son poil est long et soyeux, noir et blanc.
En promenade, il ne me quitte pas des yeux. Dans la maison, il sait toujours où je suis. Quand il dort, il rêve de moi.
Il est toujours, toujours de bonne humeur. Il connaît par cœur les horaires de la maison mais ne s’irrite jamais d’un contre temps ou d’un oubli. Il ne s’agace pas de mes hésitations, de mes faux départs, ou de mes caprices. Il attend son tour. Si je le réveille à deux heures du matin pour une promenade, il est partant. Si je l’oublie deux heures dans le coffre de la voiture, il m’accueille avec des bonds de joie quand je viens le délivrer (c’est le genre de preuve d’amour que je me garde d’essayer d’obtenir d’Anna). Il soupire à peine quand je l’abandonne pour la journée, il me regarde partir avec un peu plus de ferveur dans son doux regard perçant.
Dans les listes d’Anna, un vœu revient régulièrement : « je voudrais que Bulle sache parler ».
Je ne sais pas si j’aimerais cela. Il a une haleine de coyote.
Peut-être que, sachant parler, il se mettra à me faire des reproches.
Et puis nous n’avons pas besoin de parole, nous nous comprenons parfaitement. Enfin, lui me comprend parfaitement. Il perce à jour toutes mes intentions ; alors que j’ai à peine ébauché le geste, il sait déjà où je veux en venir, si je tends la main vers la cafetière ou vers sa gamelle, si j’ai envie de jouer ou de regarder par la fenêtre, si je sors avec lui ou si je le laisse à la maison. Il anticipe, il prévient, il patiente. Il me couve des yeux,
Mais l’insistance de son regard n’arrive pas toujours à son but. Parfois, il échoue à se faire comprendre. C’est moi qui ne décrypte pas. Je me plonge dans des livres de comportement animal. J’ai des discussions interminables sur le lien symbiotique entre l’homme et le chien et savoir si le loup est éducable comme le chien.
Je m’étonne quand il court après un lapin, alors qu’il ne ferait pas de mal à une mouche. Sauf qu’il gobe les mouches. Cela me dégoûte vaguement. J’en attrape un chat dans la gorge. Justement, parlons des chats, c’est le seul sujet de vrai désaccord entre nous (après tout, que les mouches se débrouillent). Bulle, cet abruti, va certainement passer sous les roues d’une voiture lors d’une course effrénée après un chat. J’ai beau le semoncer, il ne veut rien entendre. S’il pouvait parler, il ne répondrait rien.
Quand il me regarde intensément, on jurerait qu’il m’invite à parler sa langue. Il prie Dieu de m’accorder le pouvoir de sa parole. Il ne se demande pas si j’ai quelque chose à dire. Mais il aimerait tellement faire comprendre l’intensité de son désir.
Je n’y comprends rien.
J’aurais besoin qu’il m’explique, qu’il me signifie, qu’il m’argumente.
Ce n’est pas de ma faute, c’est inscrit dans mes gènes depuis au moins quarante mille générations. Comme le loup, je ne suis pas éducable.
Regardez deux chiens qui chassent un lapin, ou un chat. Ils n’ont pas besoin de se concerter. Ils se passent de conciliabules. Il n’y en pas un qui dit à l’autre : « tu vas aller par là, et moi je le prendrai de revers ». Les deux chiens mènent de front la chasse et s’entendent sans devoir se le dire sur la trajectoire que prendra leur proie et ce que fera l’un et l’autre. On n’entend pas un chien crier à l’autre : « à gauche, crétin, à gauche !», ou « alors ! tu te réveilles, oui ou non ? ». Les aboiements sont des cris de joie ou de dépit, pas des ordres ou des informations.
Ce qui est inscrit dans mes gènes depuis quarante mille générations, c’est la perte de la capacité de deviner l’intention d’autrui. Même en réfléchissant longtemps, je ne suis jamais sûre de savoir ce qu’il pense ou ce qu’il compte faire. Et encore : la plupart du temps, je me trompe, je prête trop ou pas assez, je suis à côté de la plaque, je me plante.
J’ai besoin qu’on me parle pour comprendre, et de parler pour me faire comprendre d’autrui, sauf Bulle. Il devine en un clin d’œil ce que j’ai besoin de conceptualiser, de vérifier. Quand je suis encore en train de peser le pour et le contre, il en est déjà à se résigner ou à se réjouir de ce que je vais décider. Le temps que je me mette en branle, il l’utilise à deviner mon intention suivante.
Certes, comme tout animal, je sais qu’autrui a des intentions. Mais je ne devine pas d’emblée lesquelles ; je les lui prête. Une fois sur deux, je me trompe. J’ai besoin du langage pour rectifier, pour affiner, pour approfondir.
Bien sûr, une fois sur les rails, le langage m’emporte dans des contrées inconnues, insoupçonnées, prodigieuses. J'imagine, je formule, j'affine des hypothèses. Je les vérifie, les améliore, les infirme. J'invente la dialectique, la rhétorique, la poésie, la religion.
Car le langage apporte une foule d’avantages imprévisibles et extravagants. Certes, Il ne répare jamais totalement la faille qui existe entre mon intention, mon désir, mon élan et l’autre. Mais en construisant les ponts pour les relier, il dépasse largement l’intention, l’utilité, la rationalité.
Bulle, lui, n’a pas besoin de parler ni qu’on lui parle pour comprendre, anticiper, décider. Le langage ne lui manque pas. C’est lui qui manque à mon langage.
NB : un livre intéressant aborde le langage des animaux dans une perspective évolutionniste : Les origines animales de la culture, Dominique Lestel, Flammarion, 2001.
Des extraterrestres feraient-ils la même réflexion que les sauvages interrogés par Montaigne sur ce qui les étonnait le plus au cours de la visite qu’ils firent en 1562 à la cour de Charles IX ? « Ils dirent qu’ils avaient remarqué qu’il y avait parmi nous des hommes repus et nantis de toutes sortes de commodités, alors que ceux de l’autre « moitié » mendiaient à leurs portes, décharnés par la faim et la pauvreté ; ils trouvaient donc étrange que ces « moitiés »-là puissent supporter une telle injustice, sans prendre les autres à la gorge ou mettre le feu à leurs maisons »[1].
Il est vrai que de Mars ou de Saturne, la question doit paraître bien creuse : l’inégalité parmi les hommes n’est sans doute pas plus perceptible que la différence entre le chant des baleines et une pièce de Shakespeare.
D’ici bas, c’est étonnant, mais la perplexité n’est pas de mise : personne ne s’étonne de l’inégalité. Elle semble aller de soi. Comment là où règne l’abondance, l’inégalité entre riches et pauvres est-elle possible ? Pourquoi n’est-ce pas la violence qui règne ? Comment la conscience des riches peut-elle s’accommoder de la gêne des pauvres ? Comment le pauvre peut-il mentalement justifier son indigence alors que ses voisins vivent dans l’abondance ?
John Galbraith semble le seul économiste à s’intéresser à la question dans un texte dont j’ai trouvé la traduction, sans pouvoir mettre la main sur l’original, un article paru dans Harper’s en novembre 1985. L’idée est vite saisie. Il ne s’agit pas de comprendre l’origine de la richesse ou les causes de la pauvreté, il s’agit de s’intéresser aux justifications mentales et sociales de l’inégalité : comment les riches et les pauvres justifient la pauvreté et tolèrent, voire se complaisent, dans l’inégalité. L’ignorance de cette question ne tient pas à un manque de savoir, mais au contraire à une pléthore de connaissances, de conceptions, d’idées reçues, d’avis à soi, de certitudes. La nature de l’ignorance est d’être pleine à craquer. À peine de place pour laisser se faufiler le courant d’air de la curiosité. L’inégalité règne, l’égalité ne marche pas, et tout le monde semble considérer l’affaire un grand détachement. Soit mais faut-il en rester là ? Si les hommes s’étonnent depuis toujours de choses toutes naturelles comme la course du soleil dans le ciel ou les intermittences du cœur, s’ils continuent à s’indigner de la banalité de la souffrance et de la mort, pourquoi faudrait-il se mettre à bailler d’ennui ou à frémir de crainte à l’évocation de l’inégalité ?
C’est que cette indifférence à l’égard de l’inégalité cache une barricade de justifications, de constructions mentales, de preuves par l’absurde, d’arguments sophistiqués, de raisonnements ardus. Une forteresse, une muraille de Chine… Partout dans le monde, les gens passent leur temps à justifier la pauvreté, à se donner bonne conscience quant à l’inégalité, ou à se justifier de ne pas être du bon côté de la balance. Les pauvres ne sont pas moins adroits et passionnés que les riches à justifier l’existence de l’inégalité. Personne ne s’en étonne car tout le monde est bien trop occupé à s’en accommoder. De sorte qu’il suffit de se baisser pour ramasser des brassées de justifications à la pauvreté d’autrui et à sa richesse à soi, à son propre manque et à l’abondance dont jouissent d’autres.
Plusieurs familles de justification se côtoient : la glorification de la pauvreté, la malchance, la faute du pauvre, le déni total de la pauvreté. Quelques développements (le premier est tiré du texte de Galbraith cité ci-dessous) :
- La sacralisation de la pauvreté. D’après les Béatitudes, les pauvres et les doux hériteront respectivement du Royaume des cieux et de la terre. Pour les riches, il s’agit là d’une proposition admirable à bien des égards, puisqu’elle leur permet de profiter de leur bien-être tout en enviant aux pauvres leur bonne fortune dans le prochain monde.
Il y aura toujours des pauvres parmi vous, rappelle le Christ (il ne dit pas qu’il y aura toujours des pauvres « malgré » vous). Au passage, rappelons la place considérable de la pauvreté dans l’Evangile. Il ne s’agit pas d’éloge de la pauvreté (au contraire, le Christ ne cesse d’appeler à lutter contre la misère), mais d’un couronnement des pauvres. Aristote peut aller se rhabiller dans son soi-disant ordre naturel. Le Christ déclare l’égalité parmi les hommes (devant Dieu, précisent les riches). Dans l’histoire de l’église, si le message se perd plusieurs fois en route, ou est tout déformé, il finit toujours par ressurgir intact, indemne. Saint François d’Assise revient à la vie pauvre comme le fils prodigue dans la maison de son père. La pauvreté est un idéal, elle est aussi une lutte, dans laquelle le mouvement monastique se lance. La meilleure solution à la pauvreté étant la création de richesses, les moines produisent et prodiguent à foison des biens qu’ils inventent, qu’ils mettent au point, de sorte que les abbayes, les couvents, les monastères regorgent de richesses… N’est pas pauvre qui veut.
La malchance. La pauvreté est due à un caprice du mauvais sort ou est voulue par ordre naturel ou divin. Cette vision a le mérite de dégager et le riche, et le pauvre de toute préoccupation à l’égard de leur situation. Si Dieu a voulu Paul ou Pierre riche ou pauvre, Pierre et Paul n’ont à s’en prendre qu’à Lui. Personne n’est responsable de sa richesse, ni de sa pauvreté.
La faute. Cette justification inverse la précédente : c’est le pauvre qui devient responsable de sa pauvreté. A quel moment cette idée a-t-elle surgi, quand a eu lieu le basculement de la malchance à la faute, du mauvais sort à la responsabilité, un historien pourra le dire. Toujours est-il qu’à un certain moment, le pauvre ne doit plus qu’à lui-même d’être pauvre. Cela ne change pas grand chose pour lui, sauf d’ajouter la honte et le ressentiment à la liste des inconvénients d’être pauvre : le froid, la faim, l’envie, le désespoir et la privation de la liberté élémentaire d’évoluer dans la vie sans le souci du lendemain. Avec le cri d’extase que pousse la Marquise de Sévigné devant le spectacle de ses couvreurs en train de réparer son toit « ah ! Qu’il est heureux qu’il y ait des gens qui fassent pour deux sous ce que je ne ferais pas pour un million » (se promener sur les toits), on sent que la pauvreté a perdu le statut sacré qu’elle tenait de l’Antiquité et du Christianisme. Le discours sur la pauvreté change radicalement : il se moralise et responsabilise les pauvres. Les pauvres sont pauvres parce qu’ils le méritent, soit qu’ils aient fait quelque chose de travers, soit qu’ils n’aient rien fait du tout, ou pas fait ce qu’il fallait. Les riches n’ont pas à s’en faire si les pauvres sont si misérables. Les pauvres le font exprès. Ils sont pauvres parce qu’ils sont lâches, ignorants, ineptes, paresseux. Les pauvres non seulement sont pauvres (et une source de malheurs pour eux-mêmes et leur famille), mais en plus, ils sont dangereux. Trop de pauvreté menace la richesse, c’est pourquoi la puissance publique les pourchassera, les enfermera (les premières maisons où l’on fourre les « sans feu » et autres miséreux ouvrent sous Louis XIV). Certes, les bonnes volontés privées continuent à se multiplier pour soulager la misère. C’est l’époque de la charité privée, devoir du riche et assurance de son bon droit à dissocier complètement l’argent qu’il gagne de l’argent dont il fait l’aumône. Les économistes se passionnent pour l’origine de la richesse des nations ou des hommes. Personne ne s’interroge sérieusement sur l’origine de la pauvreté, comme si la pauvreté était l’ombre de la richesse, son complément nécessaire, qu’il suffisait de connaître la première pour comprendre la seconde.
La Révolution passe, et ne change pas le discours sur la pauvreté. « La majestueuse égalité des lois interdit aux riches comme aux pauvres de coucher sous les ponts, de mendier dans la rue et de voler du pain » note Anatole France.
Le XIXe siècle pousse à fond l’argumentation du mérite et de la responsabilité (l’envers de la faute) et le ronronnement de la rhétorique donne lieu à un florilège de justifications morales à la richesse (l’envers de la pauvreté). Plusieurs thèmes se dégagent : les pauvres sont pauvres parce qu’il leur manquent des qualités morales telles compétence, ténacité, prévoyance et tempérance. Ils ont trop d’enfants et ne peuvent les nourrir ni les éduquer correctement : des êtres malingres et ignorants ne peuvent que grossir les rangs des miséreux. Leur seul espoir d’un sort meilleur est de s’enrôler comme soldat ou comme ouvrier. Les riches sont riches parce qu’ils sont entreprenants, parce qu’ils sont prévoyants, parce qu’ils sont économes, parce qu’ils sont mesurés en tout. La réussite sépare les riches des pauvres (même si une majorité de riches se contentent d’hériter de leur patrimoine, que la plupart ne font même pas fructifier eux-mêmes). Les légendes des familles riches fourmillent de voyageurs au long cours, de découvreurs, d’inventeurs, de capitaines d’industrie. Ces épopées permettent à des rentiers de se vanter des entreprises de leurs parents, leurs pairs ou leurs proches, et de dénoncer l’apathie des pauvres, leur dégoût du risque, leur fainéantise.
Le déni. Une nouvelle forme de justification de l’inégalité se répand au XIXe siècle : le darwinisme social. L’exclusion, l’élimination des pauvres est le moyen inventé par la Nature pour améliorer l’espèce humaine. La compétition pour la vie devient sur le plan social la lutte pour la survie économique. Cette métaphore manque l’essentiel : le fait que les pauvres ne sont pas éliminés par la compétition économique, mais exploités, et que si la mort ou la misère les fait disparaître individu par individu, leur « espèce » ne s’éteint pas pour autant : il y a toujours des pauvres. La lutte économique ne vient pas à bout de l’espèce des indigents. Mais peu importe. Tout le monde s’accroche à cette croyance qui exonère d’avoir à se préoccuper de l’existence des différences sociales. Il y a des pauvres parce qu’ils sont nécessaires aux riches. Point.
Quelques décennies plus tard, cette justification change de musique, après la terrible cacophonie anti - capitaliste qui a terrorisé toutes les nations : ce sont les riches qui deviennent nécessaires aux pauvres. Cette thèse ne s’enracine dans aucune démonstration scientifique, pourtant elle prospère, notamment dans le libéralisme et le néo libéralisme. On la trouve récemment dans les réactions en France de ceux qui regrettent le départ des exilés fiscaux, ruineux pour le pays, pas tant en recettes fiscales qu’en « pertes d’emplois ». La croyance est universelle : « Quand les riches maigrissent, les pauvres meurent de faim » dit le proverbe chinois, dont on sait la sagesse multimillénaire. C’est à peine si l’inégalité ne passe pas pour la source de l’enrichissement d’une société.
La même idée que les riches sont nécessaires aux pauvres ressurgit dans l’idée de croissance, ou plutôt dans l’idée que la croissance est la solution économique à toutes sortes de problèmes, et notamment à la pauvreté : augmenter la taille du gâteau est la seule façon d’augmenter la part du pauvre sans diminuer celle du riche. La solution à la pauvreté sera mathématique. Un article récent de The Economist[2] met cette certitude en graphique. Il tempère néanmoins l’affirmation, en montrant que, pour réduire le nombre de pauvres, la redistribution est sinon aussi efficace que la croissance, du moins utile et même nécessaire.
Version moderne des Béatitudes, le déni en plus : « l’argent ne fait pas le bonheur ». Cet adage tire sur les deux cibles de l’envie et de l’angoisse : les pauvres n’ont pas vraiment de raison d’envier les riches et les riches n’ont pas à se faire du souci pour les pauvres. Seul le bonheur compte, et le bonheur n’est pas dans la richesse. La sagesse vaudra cependant dans les deux cas de ne pas mépriser l’argent, car si celui-ci ne fait que « contribuer » au bonheur, il serait néanmoins stupide de s’en passer. Par ailleurs, les riches ont de multiples occasions de faire gagner de l’argent aux pauvres.
Nous ne sommes pas sortis de la justification de l’inégalité par la responsabilité des pauvres. Il y a quelques années, l’écrivain américain WilliamT. Vollmann (3) se lançait dans un tour du monde et posait la question à des pauvres : pourquoi êtes-vous pauvres ? Il a collectionné les visages et les histoires d’itinéraires barrés d’avance par la misère. Ce qui est frappant, c’est que tous disent à un moment ou l’autre de leur récit : « j’ai failli, j’ai raté, je n’ai pas fait ceci, ou cela, je n’ai pas écouté ma mère, j’étais trop ceci ou cela ». Le pauvre pense qu’il est pauvre parce qu’il est con.
Dans vos dîners en ville, mettez la question sur la table. Si vous tenez aux signes extérieurs de la civilisation, évitez surtout de demander aux convives s’ils s’estiment riches ou pauvres. Tout est relatif, mais la comparaison attire souvent la confrontation absolue. Elargissez le débat, remontez le niveau par étape. Première question : « à votre avis, pourquoi le pauvre croit-il qu’il est pauvre ? » Il y a beaucoup de chance que les réponses soient du style : « les pauvres pensent qu’ils sont pauvres parce qu’ils n’ont pas de chances ».
Remettez la question sur la table. Demandez aux mêmes convives à quoi ils doivent leur réussite, aussi relative soit-elle. Vous pouvez parier qu’ils répondront avec une certaine modestie « je suis là où je suis (traduisez riche et content) grâce à la chance d’être né au bon endroit, dans la bonne famille, ou d’avoir rencontré un tel ou un tel. Bref, parce que j’ai eu de la chance ».
Demandez-leur alors pourquoi les pauvres sont pauvres. « Parce qu’ils n’ont pas su saisir leur chance, parce qu’ils ont foiré, parce qu’ils ont fait ceci ou cela … ». Bref, parce que c’est de leur faute.
[1] ESSAIS, livre premier, chapitre 30 Sur les Cannibales. Traduction en français moderne par Guy de Pernon d’après le texte de l’édition de 1595, pernon–édition.fr
[2] Poverty, Not always with us, 1 juin 2013
(3) Poor People, William T. Vollmann, Harper Perennial, 2008
Il y a une certaine jubilation à dresser une liste : liste de choses à faire ; liste d’ingrédients ; liste des merveilles du monde ; liste des Dix Commandements, des sept nains de Blanche-Neige, des quatre vertus cardinales ; liste d’invités ; liste des chiens que j’ai eus ; liste de cadeaux de Noël, etc. La liste est toujours incomplète ; elle mélange l’utile à l’inattendu. Les premiers caractères d’écriture ont peut-être servi à établir des répertoires. La forme élémentaire de la poésie est sans doute une énumération. Les dessins préhistoriques des hommes dans les cavernes ? Sûrement des inventaires des richesses de la création ou des prises à la chasse.
Aujourd’hui, la liste reste le premier outil d’organisation, que ce soit de la ménagère ou du capitaine d’industrie. Il arrive que le contenu d’une liste devienne une structure repérable à travers l’histoire. Par exemple, la liste des péchés capitaux, au départ humble exercice spirituel (repérer les freins à une vie monastique heureuse, comme l’ennui, la gloutonnerie, l’envie, évidents obstacles à la contemplation de Dieu et à l’harmonie de la vie en communauté) a été reprise siècle après siècle pour dresser le répertoire des vices, des turpitudes et des maux d’une époque. De sorte que suivre l’évolution des figures et des contenus des péchés capitaux, c’est contribuer modestement à l’histoire des idées, des opinions et des mœurs. Même aujourd’hui, où presque plus personne ne fréquente régulièrement une église, on retrouve le motif des sept péchés capitaux au cinéma, dans des séries télévisées, comme outil de créativité dans des séminaires animés par des sociétés de conseil, à la une des journaux (les sept péchés capitaux de la banque), et j’en passe.
Tout le monde reconnaît la paresse et la gloutonnerie, turpitudes privées au Moyen-Âge, dans la dépression et l’obésité, maux publics à l’ère contemporaine.
On s’étonne en revanche que la liste des péchés capitaux ne varie pas : à aucune époque, le mensonge, ou la cruauté n’y figurent. Ce sont toujours les mêmes trois passions tristes : envie, paresse, avarice ; ou les quatre formes de jouissance destructrice : orgueil, colère, luxure, gloutonnerie.
Ce qui est aussi très amusant, c’est de voir toutes les façons différentes par lesquelles un concept ou une figure peut évoluer, en se boursouflant, se sclérosant ou se métamorphosant, par quantité de procédés comme l’inversion, le retournement, le détournement, le changement de registre, la dilatation ou au contraire la réduction ou le raccourci.
L’acedia, au départ dégoût des exercices spirituels, a immigré dans la figure du démon de midi puis celui de l’ennui ; il s’est dédoublé plus tard en paresse (devenue mère de tous les vices, dont celui de lâcheté) et en mélancolie, et s’est métamorphosé à notre époque en dépression nerveuse. La luxure ? Elle s’illustre dans deux uniques formes de déviance sexuelle reconnues aujourd’hui : la pédophilie (réduction-concentration) et l’abstinence (inversion). La gloutonnerie est devenue d'une part l'obésité (dilatation) et la cupidité (changement de registre).
Retour aux listes, et à Sei Shônagon, leur reine incontestée, perle de la littérature japonaise du XIe siècle récoltée par Georges Perec. Dans son livre Penser / Classer, il recopie sa liste de choses désagréables (je change juste la mise en page) : choses désolantes, choses détestables, choses contrariantes, choses gênantes, choses pénibles, choses qui remplissent d’angoisse, choses qui paraissent affligeantes,
Un chien qui aboie pendant le jour, une chambre d’accouchement où le bébé est mort, un brasier sans feu, un conducteur qui déteste son bœuf, font partie des choses désolantes ; dans les choses détestables, on trouve : un bébé qui crie juste au moment où l’on voudrait écouter quelque chose, des corbeaux qui s’assemblent et croassent en se croisant dans leur vol, et des chiens qui hurlent longtemps, longtemps, à l’unisson, sur un ton montant ; dans les choses qui paraissent affligeantes : la nourrice d’un bébé qui pleure la nuit ; dans les choses qui paraissent désagréables à voir : la voiture d’un haut dignitaire, dont les rideaux intérieurs paraissent sales.
Georges Perec, Penser / Classer, Hachette, Paris, 1985
Sei Shônagon, Notes de chevet, Gallimard, 1966.
Une autre façon de ranger la bibliothèque consisterait à classer les ouvrages par qualité : les bons, les très mauvais, les bons - mauvais, les précieux, les rares, sans oublier la vaste catégorie des livres ennuyeux. Il ne faut pas jeter les livres ennuyeux, mais au contraire les ranger soigneusement et les réserver pour un séjour inopiné en prison ou pour un long voyage en train (qui pourrait rester bloqué en rase campagne pendant des heures, on ne sait jamais), ou encore pour le départ, improbable mais pas impossible, dans la fameuse île déserte où l’on n’a le droit d’emporter qu’un seul livre. Serait bien fou celui qui choisirait un Simenon ou la saga des Millenium. Ce sont des livres bien trop volatils, qui fondraient au soleil comme de petits glaçons. Il faut l’air conditionné et un tas d’ébouriffantes occupations pour apprécier le sucre et le souffle de ces fictions délectables. Dans la solitude et la tristesse d’une cellule, dans l’attente que le train redémarre, dans l’ennui d’une île déserte, il faut du lourd, du lent, du long, du durable, du solide, du difficile.
Pouchkine dit la même chose, mais beaucoup mieux. En 1834, il se préparait à partir pour Pétersbourg :
« En faisant mes bagages, au lieu de pâté en croûte et de veau froid, j’ai voulu me précautionner d’un livre, comptant assez étourdiment sur les auberges et redoutant les conversations avec mes compagnons de route. En prison et en voyage, tout livre est un don du ciel ; même celui que vous répugneriez à ouvrir en revenant du Club anglais, ou en vous préparant à un bal, vous semblera passionnant comme un conte arabe, s’il tombe entre vos mains en cellule ou en diligence rapide. Je dirai plus : dans ces cas-là, plus un livre est ennuyeux, plus il est à préférer. Un livre intéressant, on l’avale trop vite, il se grave trop profondément dans votre mémoire et votre imagination, il n’est plus possible de le relire. Un livre ennuyeux, au contraire, se lit à petites doses, avec des relâches, il vous laisse la capacité de vous oublier, de rêver ; on revient à soi et on s’y replonge, on relit les passages qu’on avait laissés passer distraitement, etc. Un livre ennuyeux offre davantage de divertissement. La notion d’ennui est fort relative. Un livre ennuyeux peut être très bon ; je ne parle pas des livres savants, mais de livres écrits dans un simple dessein littéraire. Bien des lecteurs conviendraient avec moi que Clarisse est très fatigant et ennuyeux, ce qui n’empêche pas le roman de Richardson d’être d’une qualité qui sort de l’ordinaire … »
Il en savait quelque chose, le pauvre Pouchkine qui avait quand même passé quelques cinq ou six ans en exil, à s’ennuyer mortellement. Ce petit texte me fait penser à ajouter dans la bibliothèque un rayon de livres que je n’ai jamais lus. Clarisse y figurera, je l’avais déjà rencontré dans un des romans (Northanger Abbey ?) de Jane Austen, qui semblait le tenir dans une distante, ironique et respectueuse estime.
Note : cet extrait de Pouchkine est tiré de l'édition de La Pléiade : Pouchkine, Groboïèdov, Lermontov, Oeuvres, Itinéraire de Moscou à Pétersbourg, traduction par Gustave Aucouturier, Editions Gallimard, 1973.
Que faire quand on fait le même trajet pour la dixième fois en quinze jours ? Trois cents kilomètres aller, trois cents kilomètres retour, sous la pluie, une autoroute quasi droite, même paysage plat, même ciel bas ; c’est le Nord ! Que faire ? Compter : les poteaux, les usines, les éoliennes, les accidents, les camions rouges, les voitures polonaises, tout ce qui se dénombre. Moi je compte les buses, les grandes aigrettes blanches et les cimetières militaires. Quand il pleut, les buses sur les poteaux prennent souvent une posture bizarre. Elles se posent les pattes écartées, les ailes tombantes, égouttant l’eau de leur plumage. Elles se tiennent immobiles, en attendant que la pluie commencée elles ne savent plus quand, cesse enfin de tomber. Elles ne relâchent pas leur veille, elles guettent le moindre mouvement des mulots tapis dans les fossés alentour, mais elles ne bougent pas. Leur passivité et leur agressivité évoquent les parlementaires en train de vivre le débat sur le mariage pour tous. Guerre de postures : dis-moi qui tu es (catéchiste, père de famille, scout ou libertaire) et je te dirai comment je te réduirai à néant. Rhétorique de poteaux : montre-moi d’où tu parles et je te répondrai homophobe, intégriste, crétin, barbare. Pour cette fois, c’est le parti à droite qui se retrouve en position de dominé, toujours sur la défensive. Ils se mettent dans leur tort, ils méritent l’invective à chaque tentative qu’ils font d’exposer leurs vues. D’autant qu’ils ont le handicap de représenter une masse silencieuse et indifférenciée, tandis que la majorité si bien nommée, non qu’elle soit représentative des citoyens, mais parce qu’elle compte plus, qu’elle s’impose mieux, cette majorité d’élus représente une poignée de personnes déterminées, actives, qui veulent tout et n'écoutent rien (et n’ont besoin de personnes). Les ricanements, les tollés leur tiennent lieu de rhétorique. Ils n’ont pas besoin de débattre, quelques envolées lyriques vite aplaties, d’évocations de la liberté et de l’égalité (la fraternité n’a pas cours) et bruyamment applaudies tiennent d’argumentation. Et pourquoi pas ? Puisque ça marche. Le but n’est-il pas de triompher ? Le cynisme, comme l'hypocrisie, se sert de la vertu, en l’occurrence républicaine. Dommage que dans ce débat, la fraternité ait été oubliée. Les envolées lyriques et pataudes de Mme Taubira lui vaudront certainement un dipôme d"ouverture, de générosité, d'égalité. Mais la société française post-débat sera-t-elle devenue plus ouverte, plus généreuse, plus fraternelle ?
Les débats parlementaires, les buses s’en tapent. C’est pourquoi je compte aussi les aigrettes et les cimetières militaires. Pour le repos de l’âme et l’ambiguïté des souvenirs. Les grandes aigrettes blanches ont recommencé à s’installer chez nous depuis quelques années, au côté des hérons. Elles avaient presque disparu de nos campagnes, chassées pour les chapeaux des dames. Leurs plumes fichaient des allergies à Marcel Proust. Aujourd’hui, elles recolonisent les prés et les berges. On les aperçoit de loin, on dirait des origamis de papier blanc, imprévisibles et immobiles. Hier, sur le trajet Bruxelles – Paris, j’ai compté trente-cinq rapaces (buses, faucons), quatorze aigrettes, et j’ai oublié combien de cimetières militaires. Ils jalonnent la route, comme si on suivait le tracé d’une longue muraille de tombes, qui mène d’Allemagne en France. Il faut quitter l’autoroute, retrouver le chemin à l’enclos hérissé de drapeaux et de cyprès comme des cierges noirs, s’asseoir dans une allée, et lire les noms sur les pierres de très jeunes hommes morts pour la France : Octave Renduret, 1898-1916 ; Félicien Thirion 1897 – 1916 ; Raoul Macar 1899 – 1916. Dans le feu des combats, ont-ils su pourquoi ils mourraient ? Les députés qui ferraillent à la Chambre, de part et d’autre, savent-ils pourquoi ils voteront ?
Comment ranger la bibliothèque ? À la manière d’un libraire, par genre, par collection, par ordre alphabétique ? Par auteur, par titre, par édition, par date de publication ? Ou comme un bibliothécaire, avec un catalogue et des pastilles numérotées collées sur chaque couverture ? Chez moi, il n’y a pas assez de livres pour justifier une gestion industrielle des rayonnages, mais trop pour continuer à les ranger au petit bonheur la chance : avec les années, les étagères restent ce qu’elles sont (donc de plus en plus encombrése) mais les capacités de la mémoire se raccourcissent, et les recherches d’un ouvrage s’apparentent de plus en plus à de l’exploration aléatoire (partie pour Tintin au Tibet, je me retrouve avec La Bible d’Amiens, de John Ruskin, traduite par Marcel Proust dont j’ignorais les activités de traducteur et que j’avais ce livre chez moi).
La visite récente des collections de Caroline et Maurice Verbaet présentées au Musée d’Ixelles à Bruxelles fut une révélation : le ou les organisateurs ont élevé la présentation d’œuvres d’art au statut d’art magistral. Ils ont disposé les œuvres en utilisant l’une pour faire ressortir l’autre, par résonance ou amplification ou par contraste de style, de couleur, de sujet, bref de détails sensibles. J’ai donc décidé un classement de mes livres qui se révélera sinon d’une grande efficacité (mais après tout, on finit toujours par retrouver un livre), d’une inépuisable source de plaisir : regrouper les livres par affinité ou par contraste, au gré de mon humeur. Par commodité, je garderai quand même un premier classement physique par taille des volumes, les casiers n’ayant pas tous la même hauteur et certains livres se coinçant désespérément dans certains rayons.
Mais le reste ? Classer quoi ? Qu’il y a-t-il de sensible dans un livre, qui soit comparable à un "détail sensible" dans une œuvre d’art ? Le style, les personnages, les paysages, les récits, les époques, et surtout son auteur ? À moins d’en revenir à mon état de lectrice pré pubère quand je ne faisais absolument pas attention ni au titre de l’ouvrage ni au nom de l’auteur : je cherchais seulement le contact physique de la couverture, la couleur, la masse du livre, et on m’aurait raconté que tous les livres étaient en fait un seul livre écrit par la même personne, je ne l’aurais pas mis en doute, ce n’était pas cela qui m’importait, mais le frémissement de mon attention qui devenait mouvement irrésistible, la force du courant dans ce fleuve immense et divers sur lequel moi lectrice je voguais toute voile dehors à bord d’un minuscule esquif. Hélas, il y a belle lurette que je me suis aperçue de l’incompatibilité de certains livres, voire de certains auteurs, qui m’apparaissent aujourd’hui davantage comme des îles ou des continents dans un océan dont je n’aurai jamais le temps de parcourir l’immensité, ni d’aborder tous les mouillages.
Je m’en vais donc disposer mes rayonnages comme des tables dressées pour un banquet, où je devrai placer les auteurs invités de façon à ce qu’ils se sentent à l’aise avec leur voisin, ou qu’ils aient quelque chose à se dire d’aimable ou de provocant, et qu’ils soient pour chacun la source d’une conversation qui crépite, illumine et mette en joie toute la tablée. Par exemple, mettre Stendhal à côté de Pouchkine, Anton Tchekhov et Nathalie Sarraute (conversation à coup sûr enlevée et chaleureuse). Placer George Simenon à côté d’André Gide et de Virginia Woolf (on peut compter sur le premier pour secouer un peu les deux chipies qui vieillissent si mal).
Cette pure fiction est en fait très difficile, un même auteur pouvant écrire des livres qui s’avèrent aussi différents que les enfants au sein d’une fratrie ; comme « The Importance of being Earnest » et « De profundis », le premier un pur éclat de rire et de verve littéraire et l’autre une lamentation à ranger à côté de la traduction de Job par Renan. Mais, bon, il faut bien se ranger à un principe. D'ailleurs, si on peut parfois oublier un titre, on oublie rarement un livre et on identifie celui-ci le plus souvent par son auteur. Le but, c’est après tout de retrouver les ouvrages dans la bibliothèque. Je ne pourrai plus passer mille fois à côté de Rêverie d’un promeneur solitaire si je le range à côté de Anatomie de la mélancolie de Robert Burton, et de l’ Éloge de l’oisiveté de Stevenson, ce dernier résolument à côté de La dernière cigarette d’Italo Svevo, encore qu’on ne peut pas ne pas mettre l’auteur de l’Ile au Trésor avec l’auteur de Moby Dick et celui de Deux ans sur le gaillard d’avant. Non pas que Stevenson, Melville et Richard Dana aient comme point commun d’avoir écrit sur la mer, mais parce qu’ils ont chacun tenté une subtile et violente approche du mal.
Découvrir, acheter, emprunter de nouveaux livres procure sans doute le même sentiment de sécurité et de plénitude que jadis nos grand’mères éprouvaient en faisant des provisions pour l’hiver. Elles allaient alors sans cesse du jardin ou des boutiques à la cuisine, et de la cuisine au cellier pour y garnir les rayonnages de denrées variées. Elles y pensaient en vaquant aux tâches quotidiennes. Elles se réjouissaient d’avance. Elles allaient de temps en temps y jeter un coup d’œil, s’imaginant déjà ouvrir les premiers bocaux d’abricots ou entamer le jambon. Plus que le contentement des provisions, ce plaisir vif d’accumuler des lectures pour les semaines qui viennent rappelle celui d’acquérir de nouveaux vêtements et de savoir qu’on se sentira bien habillé le jour où on les portera. Mes habits neufs comportent :
- Les Araignées, par Emile Blanchard
- Vie de Henry Brulard, de Stendhal
- Petit traité à l’usage de ceux qui veulent toujours avoir raison, de Georges Picard
- Les neufs vies du magicien, de Diana Wynne Jones
- Essais, articles, lettres, volume IV (1945-1950) de George Orwell.
Ces ouvrages ne sont pas de la dernière mode, mais ils sont d’autant mieux taillés à mon humeur. Le dernier de la liste est un mélange d’articles non terminés ou non publiés, de lettres intimes ou inédites, et de textes plus élaborés, notamment un court essai sur « Politics and the English Language». Il comporte également un commencement d’autobiographie « Such, Such Were the Joys » consacré aux années qu’Eric Blair (George Orwell) passa dans un pensionnat snob où il connut le goût fade et inaltérable du malheur. Il se souvient des séances de dressage au latin : « Nous étions assis autour d’une grande table cirée et Sambo (le directeur) nous aiguillonnait, nous menaçait, nous exhortait, parfois plaisantant ou décernant de rares éloges, mais ne cessant jamais de nous asticoter pour que notre attention ne faiblisse pas, comme on maintiendrait éveillée une personne somnolente en la piquant par des épingles. « Allons, petit fainéant ! Allons, petit paresseux propre à rien ! Le seul ennui avec vous, c’est que vous êtes un incurable fainéant. Vous mangez trop, voilà tout. Vous engloutissez des repas énormes, et vous dormez à moitié quand vous arrivez ici »… Certains jours, quand décidément cela n’allait pas, on s’entendait dire : « Très bien, je vois ce qu’il vous faut. Vous l’avez cherché toute la matinée. Allons, petit bon à rien de paresseux, venez dans le bureau ». Et puis vlan ! vlan ! vlan ! et l’on s’en retournait au travail, la peau zébrée de traces rouges et tout endolori…. Cela ne m’arrivait pas très souvent, mais je me souviens fort bien d’avoir été sorti plus d’une fois de la salle au milieu d’une phrase latine, d’avoir reçu une correction puis d’avoir repris comme si de rien n’était la phrase là où je l’avais laissée. Il ne faut pas croire que ces méthodes ne sont pas efficaces. Elles remplissent parfaitement leur fonction. En fait, je ne crois pas qu’il y ait jamais eu, ni même qu’il puisse y avoir, d’enseignement classique sans châtiments corporels ». Voilà bien une réflexion d'Anglais !
Il y a aussi, entre mille autres choses, un petit texte sur les « bons mauvais livres », genre littéraire apparemment fort prisé par George Orwell, par exemple « Les Quatre Filles du Docteur March », les Sherlock Holmes, etc.
Qu’est-ce qu’un bon mauvais livre ? C’est un livre qui n’est pas pris au sérieux, et qui déborde de qualités littéraires cachées. C’est en quelque sorte l’antithèse des « improving books », catégorie impossible à traduire en français, qui contient notamment les ouvrages sérieux ou pédagogiques (y compris des livres ridicules ou illisibles), écrits par des personnes qui cherchent à enseigner quelque chose de pratique, et lus par d’autres qui espèrent en tirer une amélioration de leur vie ou de leurs comportements.Tous les livres sérieux ne sont pas des « improving books », mais tous les « improving books » sont pris très au sérieux. Actuellement, tous les livres de « développement personnel » rentrent dans la catégorie des « improving books », par le philistinisme qui préside à leur écriture, leur publication et leur lecture. Les « improving books » ne vous rendent pas meilleurs tout en prétendant le faire, ce qui est l’exact opposé des bons livres, aussi mauvais soient-ils.
Comment définir un « bon mauvais livre » ? Les genres foisonnent : livres pour enfant, romans policiers, romans tout court, essais trop peu sérieux ou trop peu lus pour rentrer dans la catégorie « livres classiques ». L’écriture peut être maladroite ou laborieuse, cela n’en fait pas moins d’excellentes lectures. Dans Vie de Henri Brulard, Stendhal exprime une obsession : être lu en 1883 (il écrit en 1842), ou en 1935, voire en 2000. Pour cela, il s’efforce de ne pas « faire de phrases ». En cela, un bon mauvais livre n'a aucune prétention, beaucoup moins en tout cas que certains livres considérés comme intellectuellement supérieurs. La lourdeur du phrasé, l’emphase du ton, la pompe du style pétrifient des phrases d’un livre qui se veut sérieux, alors que dans un bon mauvais livre, la maladresse brouillonne ou l’attention laborieuse de l’auteur ne vont pas sans légèreté, sans vivacité, sans charme. Je relis avec un vif plaisir les huit tomes de « La Petite Maison dans la prairie » ou « Les Malheurs de Sophie » (au demeurant d’excellents livres), en revanche, j’ai mis au grenier une caisse de livres d’André Gide, pourtant encore considéré comme un auteur sérieux. J’ai retrouvé avec plaisir un livre de Pierre Benoît, Koenigsmark, le premier livre de poche paru en français, un peu niais mais qui ne laisse aucun goût désagréable, contrairement aux livres de Bernard-Henry Lévy, qui sont déjà datés à peine écrits (c’est malhonnête de citer ce pauvre BHL, que je n’ai en fait jamais lu, à vrai dire parce qu’il m’est tombé des mains à chaque fois que j’ai essayé, et à n’importe quel ouvrage duquel je préfère mille fois me plonger dans un des Club des Cinq, très mauvais livres, invraisemblables, mal écrits, pleins de clichés et d’une psychologie parfaitement inepte, mais irrésistibles d’expectatives, d’attentes, d’odeurs de vacances. Les Simenon sont de géniaux mauvais livres, tout à fait dans le prolongement des Club des Cinq, sauf qu’au récit des goûters plantureux que font les enfants tout au long de leurs aventures, on assiste aux longues pauses déjeuners de Maigret, aux petits blancs servis au comptoir, aux bières et aux apéritifs, de sorte que le commissaire apparaît comme une sorte de grosse théière alcoolique où infuse la vérité comme un sachet de thé, la fumée s'échappant par sa pipe.
Comment peut-on vivre pauvre ? Voilà bien une question de riche. La question « comment peut-on vivre riche » ne se pose pas, ni pour les riches, ni pour les pauvres, ou alors par pure rhétorique, pour le plaisir d’écrire un article pour Gala, ou Voici, que bien sûr tout le monde voudra lire. Car tout le monde a son idée sur le sujet. Chacun s’y voit. N’importe qui sait comment il utiliserait le double, le triple, le quadruple voire un multiple par dix, par cent ou par mille de son revenu (laissons de côté la question de savoir où commence la richesse « dans l’absolu ». Chacun peut se voir « relativement » riche ou pauvre, successivement ou simultanément).
Mais comment faire avec un salaire amputé du quart, tiers, de la moitié ? Curieusement, la question semble angoisser autant celui qui gagne petit que celui qui gagne très gros. Je ne suis pas en train de me poser la question de savoir comment on fait pour se débrouiller avec 1 €, 5 € ou 10 € par jour. Cette question concerne tout de même plus de la moitié de l’humanité d’aujourd’hui, mais elle semble purement théorique à celui qui vit dans un pays où le seuil de pauvreté est fixé à environ 30 € par jour. Curieusement, quelle que soit sa position sur l’échelle des revenus, gagner moins semble angoisser chaque représentant de l’humanité du bas jusqu’en haut de la pyramide. Pourtant, qui peut vivre des intérêts de son capital ne devrait pas avoir les mêmes inquiétudes que celui qui ne sait pas comment il va rembourser son emprunt hypothécaire, a fortiori, financer son repas du lendemain. Or on voit des riches « s’exiler » parce qu’ils craignent une réduction de leurs revenus par l’impôt, de la même manière qu’on voit des pauvres immigrer pour fuir la misère de leurs pays. Aux deuxièmes, on refuse le refuge économique alors que les premiers reçoivent l’exil fiscal.
La question « comment vivre pauvre » est pourtant décisive alors qu’on parle de coupe sombre dans les budgets des États ; qu’on envisage de tailler dans les déficits à coups de réductions des dépenses publiques (tout cet argent dilapidé pour les uns, nécessaire pour les autres) ; sans parler des baisses de salaires et de réduction de pouvoir d’achat.
Pauvres et riches partagent deux certitudes :
- La pauvreté des uns est le réservoir dans lequel puise la richesse des autres. Faire reculer la pauvreté appauvrit les riches ; augmenter la richesse des uns se fait au détriment des pauvres. Il n’y a pas de fondement scientifique à cette conviction (il y a plutôt de solides raisons de penser le contraire), pourtant elle s’exprime si naturellement de l’un et de l’autre côté de la frontière qui sépare les riches et les pauvres qu’elle semble enracinée dans une anthropologie qui dépasse tout clivage social.
- Ce sont les autres qui doivent payer.
Les autres du pauvre, ce sont pour commencer les banquiers « cupides et arrogants ». Ils nous ont bien mis dans le pétrin avec leurs produits dérivés et leurs subprimes. Ensuite, il y a les patrons. Sales exploiteurs. Après, le pauvre ne sait plus. Le footballer est riche, tout comme la star du rock, mais pour le pauvre, l’un et l’autre sont irremplaçables, car n’importe qui peut s’identifier à lui. Pas question de toucher au projet mimétique du pauvre ! Comment ferait-on pour rêver, sinon ? Les profiteurs à la caisse, mais on ne touche pas aux créateurs de rêves, et même pas à leurs revenus ! Pour le pauvre, il y a de bons riches (les créateurs de rêves qu’un jour aussi pour lui la vie peut changer) et de mauvais riches (les producteurs de richesses, qui l’ennuient, le dominent et le désespèrent).
Qu’en pense le riche ? Il estime que toute sa richesse ne suffira pas à combler les déficits et surtout à faire vivre tant de pauvres. Quant à la richesse des autres … ? Quels autres ? Pour le riche aussi, il y a de bons riches (ceux qui créent des emplois et qui ne sont pas vulgaires) et les mauvais (les autres) ; comme il a les bons pauvres (ceux qui ne désespèrent pas et sont toujours prêts à payer de leur personne) ; il y a aussi les mauvais pauvres (les voleurs, les envieux, les feignants). Parfois, le riche ne s’y retrouve pas. Il se demande comment faire pour réduire la pauvreté. Et si on réduisait le nombre de pauvres ? Comment ? En partageant la richesse ? Pas question. Le partage de la richesse a pour effet de faire baisser la richesse (conviction totalement partagée avec le pauvre, cf. plus haut). La chasse aux riches nuit d’ailleurs gravement à la relance de l’économie. Les riches constituent une espèce à protéger car ils sont producteurs d’emplois, de richesses, d’avenir.
L’autre solution serait un grand partage de la pauvreté, mais deux mille ans de christianisme n’ont pas beaucoup fait évoluer la question.
DIGRESSION : Au dix-huitième siècle, quand l’Irlande grouillait de pauvres, et que l’Angleterre se demandait comment s’en débarrasser, Jonathan Swift [1] a suggéré un moyen d’empêcher les enfants des miséreux d’être un fardeau pour leurs parents et de les rendre utiles au public… En évitant bien sûr des expédients comme "l’impôt, l’investissement dans des activités locales pourvoyeuses de travail, dans le partage décent des fruits de ce travail, dans la taxation de certains produits importés, dans la modération des loyers", etc. Il s’agissait tout simplement de manger les bébés. Plutôt que de les laisser mourir de faim, les vouer à la consommation de viande (il y avait suffisamment de miséreux pour assurer un poupon au pot chaque dimanche à toutes les familles du royaume), et par là simplifier la vie de leurs parents, et trouver une fin économique à une existence sinon dépourvue de toute signification sociale. Heureusement, il est d’autres recettes aujourd’hui que le cannibalisme ou le retour au protectionnisme.
Au prochain épisode, la question « la haine du riche est-elle une passion spécifiquement française ? ». C’est une question cruciale si on veut un jour dépasser l’opposition qui calcifie l’action politique, aujourd’hui empêchée dans tous ses mouvements, toute mesure en faveur de la relance de l’économie passant pour une mesure contre la justice sociale et vice-versa.
[1] Jonathan Swift: “A Modest Proposal for Preventing the Children of Poor People from being a Burden to their Parents or Country and for Making them Beneficial to the Public”
Être contre la pensée unique ? Dénoncer la dictature du conformisme intellectuel ? Ah ! la belle cause que voilà. Je m’y verrais bien : pourfendre la médiocrité ambiante ; s’attaquer au « politiquement correct » rampant ; nager à contre-courant du consensus : se dresser seul contre tous comme défenseur de l’autonomie de la pensée…
Hélas, deux obstacles au moins barrent l’accès à cette carrière :
- La multitude de concurrents. La place est déjà prise. D’abord par de vrais écrivains. On ne réécrit pas le Dictionnaire des idées reçues, ou l’Exégèse des lieux communs. Certes, il reste à établir des catalogues de poncifs, des répertoires de clichés ou des atlas de stéréotypes, à publier et à mettre à jour chaque année ; les étagères des éditeurs croulent déjà sous les piles de projets. Sans parler des textes dans lesquels des essayistes, des romanciers écrivent des énormités au nom de la lutte contre la pensée unique. Ils sont pléthore, ils sont partout : dans les livres et dans la presse ; à la télé et dans les journaux ; dans les dîners en ville et dans les prétoires ; sur le front du changement climatique et sur celui de la défense de la langue française ; dans les écoles et dans les forums internet ; en matière de sexe, de littérature, de culture des betteraves, d’économie politique et j’en passe. Bref, il n’y a pas un champ de l’activité ou de la pensée qui n’ait déjà son Richard Millet ou son Eric Zemmour, son chevalier noir ou son procureur blanc se lançant à l’assaut de la forteresse « pensée unique » avec l’énergie d’un Don Quichotte et l’assurance d’un inquisiteur. Enfin, d’un Don Quichotte qui serait devenu un peu cabotin ; d’un inquisiteur bien conscient de sa faiblesse, et bien décidé à vivre en martyr de la liberté de penser tout seul contre son époque …
- Le silence des ennemis. La guerre contre la pensée unique est une guerre sans bataille. Elle compte beaucoup de victimes combattantes mais pas d’ennemis. Ils ne se déclarent pas. Ils se cachent, se terrent, se volatilisent. Impossible de trouver quelqu’un qui se proclame d’emblée « je suis pour la pensée unique ». À la télévision, à la radio, dans les entretiens avec des intellectuels, personne ne représente la triomphante pensée unique. On pourrait voir dans ce silence la malignité du diable qui parvient à vous persuader qu'il n'existe pas. Certes, des provocateurs osent parfois justifier les énormités qu’ils prononcent ou écrivent en arguant « briser un tabou » ou « dire tout haut ce que les autres pensent tout bas » : ils admettent donc un substrat commun de pensée, un consensus caché. Mais ce sont en général les mêmes qui un peu plus tard se déclareront victimes de la pensée unique, du "politiquement correct". Pas la moindre trace d’un défenseur de la pensée unique. À quoi bon la combattre ? À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire, etc.
En rédigeant laborieusement ce mot, je bute sans cesse sur des phrases toute faites (comme la dernière, et celle sur la ruse du diable un peu plus haut). Comme si le fait de parler de « pensée unique » rendait pâteuse l’écriture et la pensée. Il ne me vient que des poncifs, des lieux communs. C’est peut-être la seule réalité tangible de la « pensée unique ». Je lui cherche un contenu, je n’en trouve pas. En revanche, j’observe son pouvoir d’inhiber le discours, de pétrifier le débat (et accessoirement, de paralyser mon écriture). D’autres mots inhibiteurs ont cette capacité de figer les discussions : des adjectifs comme raciste, réac, facho, homophobe, féministe, catho, libéral, communiste, et j’en passe et leur contraire ; des concepts comme multiculturalisme, communautarisme, et … « pensée unique » ! Le pouvoir de ces mots ne tient pas tellement dans l’invective (qui ne gêne en général pas la rhétorique) mais dans l'éviction par déni de l’interlocuteur. La « pensée unique » n’a pas de contenu, n’a pas de représentant… Mais son invocation donne magiquement au débat la consistance d’un sable mouvant où s’enlise la discussion ; elle a l’opacité d’un écran qui protège les idées de celui qui l’invoque tout en le faisant paraître victime. Elle a le pouvoir de l’eau sur le feu de la controverse, qu’elle éteint tout en illuminant d’un halo de gloire celui-là même qui l’a allumée … La « pensée unique » est une arme de destruction oratoire. Le tout est d'être le premier à s'en saisir.
Pourquoi être Belge ? Les intentions prêtées à ceux qui souhaitent le devenir sont toujours de nature fiscale, ce qui est à la fois désolant pour la Belgique et humiliant pour les Belges. Un peu d’imagination : puisque les explications « personnelles » de M. Bernard Arnault quant à sa demande de la nationalité belge ne suffisent pas à convaincre, et que ses motivations "économiques" (d’ailleurs fermement démenties par l’intéressé) semblent discutables même aux yeux des meilleurs fiscalistes du Royaume, on pourrait invoquer des raisons artistiques, spirituelles, politiques, religieuses...
Après tout, la peinture a été inventée en Flandre. La tradition de la fuite en Belgique est vieille d’au moins trois siècles. Les artistes et les intellectuels du 17e, 18e, 19e siècles ont émigré vers le Nord quand l’Inquisition ou la Sorbonne sortaient leurs bûches. Descartes est parti pour Amsterdam en passant par Bruxelles. Le prince de Ligne invitait Rousseau à se réfugier chez lui en ces termes, peu élogieux, certes, mais rassurants : « On ne sait pas lire dans mon pays ; vous ne serez ni admiré, ni persécuté »[1]. Certes, Voltaire a préféré la Suisse (et a préparé le chemin des capitaines d’industrie qui choisiront deux siècles plus tard cette direction pour échapper à l’acharnement des ministères des finances et des administrations de l’impôt). Mais le Nord a son charme avec ses brumes et ses châteaux. Victor Hugo s’y est réfugié pour échapper à la police de Louis - Napoléon, et la Belgique, patrie des éditeurs sinon des lecteurs, a vu sur son sol la publication de nombre d'ouvrages que la censure française avait interdits.
Cependant, aux mêmes époques, pour des raisons a priori inexplicables, il semble que les artistes belges aient souvent choisi d’émigrer vers Paris. Ach ! Paris. Leur belgitude était sans doute insupportable à Maeterlinck, Rops, Michaud, pour n’en citer que trois. Il est vrai que la Belgique est faite d'une pâte qui se prête admirablement à la caricature et aux clichés, dont peut souffrir une sensibilité moins exacerbée que celle d'un artiste.
Par ailleurs, les malheureux Français en exil politique à Bruxelles n’ont pas laissé beaucoup de témoignages de gratitude. « Pauvre B... ! » écrivait Baudelaire (heureusement, il n’a pas eu le temps de publier un pamphlet assez peu aimable sur Bruxelles et ses autochtones). Et aucun exilé politique ou fiscal ne s'est jamais cru obligé de demander la nationalité belge (à part Johnny, mais apparemment, c'était pour habiter Monaco).
Les motifs de M. Bernard Arnaud peuvent sembler inexplicables mais pour quelqu’un qui pense que l’argent, le pouvoir, la famille n’expliquent pas tout, il reste quantité de raisons d’être belge, à commencer par la recherche de la pure beauté, c’est-à-dire une beauté sans visibilité, sans intérêt, sans utilité, sans prétention, une beauté qui ne repose que sur la pure existence et l'évidence de sa propre insignifiance …
[1] Cité par Simon Leys, Le Studio de l’inutilité, Flammarion, 2012. Lire absolument le chapitre consacré à la belgitude de Henri Michaud, très éclairant sur les inconvénients et les avantages d’être belge.
En tout grand stratège sommeille un psychologue. Napoléon en est la preuve. Il savait les effets délétères et parfois irrémédiables des frayeurs et des atrocités vécues ou commises sur les champs de bataille : revenus à la vie civile, certains soldats restaient cassés et incapables de mener une existence normale. Aussi Napoléon créa-t-il l’Institut de l’angoisse dans une aile des Invalides. En face, il ouvrit l’Académie de l’ennui, car il avait observé que dix jours de garnison par temps de pluie entrainaient sur certains les mêmes effets psychologiques que les pires atrocités. Hélas, les soldats ne sont pas de plomb, ils ne peuvent pas être rangés dans des boîtes et remisés sur les étagères de la salle de jeu jusqu'à la prochaine bataille. Après la chute de l’empire, les deux instituts périclitèrent rapidement et disparurent de l’esplanade. Il en restait cependant les pancartes lorsque Schopenhauer fit un tour à Paris dans les années 1820. Il replacera ce souvenir dans Le Monde comme volonté et représentation, ajoutant une mesure de plus dans sa longue pérégrination philosophique à deux temps (tous ses concepts vont par deux – ainsi, l’existence est une alternative entre l’angoisse et l’ennui, l’envie et la pitié, etc.). Schopenhauer éprouva cette dualité en observant la campagne (ennuyeuse le jour, terrifiante la nuit) ; l’école (l’interminable ennui des cours, l’angoisse des leçons non sues), etc.
Deux cents ans après la disparition de l’Institut de l’angoisse, un « collectif » de médecins a repris l’idée : constatant « l’impact négatif des traumatismes vécus sur le terrain opérationnel », et voulant « solutionner cette situation en entreprise », ils ont créé l’Institut du Stress et ont déclenché la création d’une foule de cabinets « dédiés » à l’angoisse du travailleur et des répercussions sur sa productivité et la réputation de l’entreprise.
Hélas, l’Académie de l’Ennui n’a pas trouvé repreneur. Et c’est dommage, car personne n’étudie les effets de l’ennui en entreprise. Quelle part dans la perte d’intérêt des salariés et de leur productivité, dans les dépressions et les suicides ? Il y a bien eu un Boring Institute aux Etats-Unis, mais c’était une galéjade, et l’auteur n’a rien fait que proposer des classements des stars les plus chiantes du moment, épreuve très disputée. L’ennui des uns est pourtant le commencement de l’amusement des autres : une Boring Conference est ainsi régulièrement organisée à Londres. Le congrès attire des centaines de personnes - à 15 £ le billet d’entrée. Power Point est à l’honneur avec des présentations sur des sujets aussi légers que la surface et l’aménagement des parkings des grandes surfaces, les indicateurs de performance (KPI !) dans les élevages industriels – une comparaison, ou les systèmes d’évacuation des eaux usées dans les maisons de retraites. Entre deux exposés, une dégustation de lait orchestrée par un spécialiste fait découvrir aux participants encore éveillés les différences entre les crus Candia et Nestlé. Au menu du déjeuner, choux fleur trop cuit et poisson pané. Il faut croire que tout le monde s’amuse, car la majorité des participants s’inscrivent pour l’édition suivante. Les Anglais ont encore une fois tiré les premiers, mais la France ne devrait pas être en reste… L'Institut du Stress devrait être bientôt doublé par l'Académie de l'Ennui.
Dans le grenier de la maison de mes parents, j'ai feuilleté hier quelques cahiers à moitié rédigés rassemblés dans une vieille caisse bleue. Il s'agit de souvenirs rédigés par des gens de ma famille. Commencés à l’occasion d’un événement (déclaration de guerre - celle de 14-18, exode de mai 1940, fin de guerre, expatriation …), ces cahiers ont été abandonnés au bout de quelques jours ou de quelques semaines, quand les Allemands ont quitté la ville ou que la vie a repris son cours brouillon et intense ; la page blanche a été abandonnée comme un jardin parfois délaissé par un jardinier dilettante qui avait pourtant si bien commencé en bêchant, semant, plantant… Une ou deux saisons ont passé, et la végétation sauvage a repris dans un foisonnement d’autant plus exubérant que le terrain a été amendé, traité et bordé, avec un petit chemin tracé tout exprès menant à la tonnelle où la mère ou l’épouse angoissée s’était réservé le temps d’écrire. Commencé avec ferveur, soit que son auteur ait eu conscience d’être témoin d’une époque extraordinaire, soit qu’il n’ait pas trouvé dans son entourage l’attention dans laquelle il aurait voulu déverser le trop plein de ses émotions et de ses réflexions, le journal s’interrompt après quelques pages.
Quelques exemples de première phrase :
« Ce matin quatre uhlans sont passés à Rochefort et ayant rencontré le garde dans le bois, lui ont demandé son fusil sous peine d’être tué. » Rochefort, jeudi 5 août 1914 (la petite fille qui commence ainsi son journal de guerre est ma grand mère, alors âgée de 12 ans). Un peu plus loin (mardi 29 septembre 1914) : « Il paraît que 90 cavaliers allemands vont loger cette nuit à Rochefort et repartiront demain pour Saint-Hubert, où j’espère ils seront tous tués par les 2000 Français embusqués dans les bois ».
Vendredi 10 mai 1940 : « Ce matin, nous sommes éveillés à 5 heures par un tir sérieux de la DTCA. On entend les avions passer nombreux. Il fait un temps merveilleux. Premier matin sans brume après des semaines. Serait-ce une alerte sérieuse ? » (sic). (cahier commencé par la même grand mère, 26 ans plus tard).
Lundi 24 avril 1944 : « Ce matin, Adrien et moi avons terminé la tranchée-abri. » (journal de fin de guerre, rédigé par Jean-Noël, alors âgé de 16 ans)
Mémoires de guerre, mais aussi souvenirs de mère : « Aujourd’hui, mercredi 24 décembre 1902, à 14h14 est née à Bruxelles rue Capouillet, 4, Hélène – Noëlle Charlotte Louise-Marie. Ma petite fille pèse 4 livres 45 et mesure 0,44m. Je la nourris. Elle n’est pas jolie et si noire qu’on la dirait une petite négresse. » (la mère de ma grand'mère mémorialiste des débuts de guerre).
Ou réflexion de femme seule… :
Mercredi 30 août 1944 : « J’ai envie aujourd’hui de reprendre ce cahier abandonné depuis plus de quatre ans… J’en ai envie pour plusieurs raisons : nous vivons de nouveau une incroyable aventure après ces quatre années de stagnation. Je serai contente peut-être de retrouver plus tard le souvenir de ces jours extraordinaires. Et puis cela m’occupera dans cette période d’attente et d’anxiété…
Les dernières phrases sont comme ces corps retrouvés pétrifiés à Pompéi : des instantanés d’une vie quotidienne figée pour toujours : « (« Aujourd’hui j’ai baigné Hélène pour la première fois » (28 janvier 1903)
« Nous rentrons chez Marie où nous nous installons tant bien que mal. Puis commence une journée d’ennui mortel, la journée du lundi 4 septembre » (1944)… (la libération interviendra quelques jours plus tard).
« Ce n’est pas comme cela que F. Hollande va gagner les élections ! », se désolent ses soutiens, rayonnants hier à la lecture des sondages qui donnaient leur candidat gagnant, déprimés aujourd’hui à l’annonce de la progression de son principal concurrent. Ils reprochent à leur candidat son silence et son manque de pugnacité face à ses adversaires. Je vois au contraire dans cette retenue une stratégie qui, si elle porte, procurera au moins deux victoires : la victoire de la litote sur l’emphase et le primat du « performatif » sur l’énonciation. Quel est ce sabir ? En répondant à peine aux attaques, en restant au-dessus de la mêlée, en refusant de lancer son galet sur la mare médiatique pour une compétition de ricochets avant le plouf final, le candidat socialiste surplombe indubitablement ses concurrents. Certes, tant de discrétion terne ennuie. Et quel danger que l’ennui quand l’amusement public semble être devenu, en tout cas pour une certaine clique, la mesure de la réussite en politique ! L’heure est grave, amusons-nous par des indignations vertueuses, des déclarations invérifiables et des engagements « la main sur le cœur ». À côté de la discrétion mesurée, François Hollande tient une autre grande flèche oratoire. On est dans la pure rhétorique avec son « Je ne promets rien » qui démarque des « Je vous déclare franchement » de Nicolas Sarkozy. Il ne manque à M. Hollande que de prononcer de façon bien audible, mais pas forcément tonitruante, cette phrase performative par excellence…
« Où était donc le Prince Léopold ? », s’exclame Napoléon exilé à Sainte-Hélène, à l’annonce de la mort en couche de la Princesse Charlotte de Saxe, héritière de la couronne d’Angleterre (et épouse du susdit Prince). En 1817, elle avait mis au monde, après cinquante heures de travail, un enfant mort-né et la malheureuse avait expiré peu après d'épuisement. Bonaparte accuse le Prince Léopold de Saxe de n’avoir pas joué son rôle de général – commandant en chef : « Un homme ne devait-il pas savoir ce qu’il y avait à faire ? Si je n’eusse été présent lors de l’accouchement de Marie-Louise, cette Princesse serait morte de la même manière. Pendant qu’elle était en travail d’enfant, je me tenais dans un appartement voisin, d’où je me rendais à chaque instant dans sa chambre. Après quelques heures de souffrance, l’accoucheur Dubois, tandis que j’étais assis sur un sofa, vint à moi, la frayeur peinte sur sa figure et il me dit que l’Impératrice était dans un état alarmant, que l’enfant se présentait de travers. Je lui demandai s’il n’avait jamais rien vu de semblable. Dubois me répondit qu’il avait vu quelques accouchements de ce genre, mais très rares, peut-être pas un sur mille et qu’il était bien affligeant pour lui qu’un tel cas se présentât lorsqu’il était question de l’Impératrice ! Oubliez, lui dis-je, qu’elle est impératrice et traitez-la comme vous traiteriez la femme d’un petit marchand de la rue Saint-Denis. Dubois me demanda ensuite, si cela devenait tout à fait indispensable, lequel des deux il faudrait sacrifier pour sauver l’autre : la mère ou l’enfant ? Sauvez la mère, répondis-je, il n’y a pas à hésiter et cela est de droit. J’accompagnai ensuite Dubois auprès du lit, j’encourageai et tranquillisai de mon mieux l’Impératrice et je la tins pendant qu’on l’opérait avec les pinces (forceps). L’enfant était mort en apparence quand il sortit du sein de sa mère ; mais les frictions et d’autres moyens qu’on employa le firent revenir à la vie (…)."
Lettre datée du 3 février 1818, signée du Docteur O’Meara, citée par Gilbert Kirschen, Léopold avant Léopold 1e, Jacques Antoine, Bruxelles, 1988
Quand les priorités se bousculent, je fais comme beaucoup de monde : plus rien, en attendant l’ordre nouveau. Il arrivera toujours ce moment où l’empilement des priorités finira par s’écrouler. De cet effondrement émergera immanquablement un nouvel agencement qui désignera à chacune de mes priorités sa place dans la queue. Alors je saurai par quoi commencer, et même si je peste contre le temps perdu, si je maudis la procrastination et l’imbécillité de ma paresse, et bien je saurai mettre les bouchées doubles, je cravacherai, et je rendrai mon papier à temps. Je ne suis pas encore arrivée à ce point, donc j’ai le temps de regarder Internet et l’écume des mots qui surnage sur les vagues des nouvelles, fraîches ou plus ou moins décomposées ...
Deux expressions émergées au cours des derniers mois frappent : le ressenti (dans les bulletins météo, à la mesure de la température s’accole désormais, pour la préciser, la nuancer ou la justifier, l’impression du froid ou de la chaleur). Le concept ne semble pas inclure la frilosité ou la tolérance individuelle à la chaleur. Il s’agit d’un ressenti « objectif » dont on ne sait par ailleurs ni comment ni par qui il est établi, défini, étalonné… Ainsi en économie, on accolerait le "ressenti" de la pauvreté à la mesure du PIB et des autres indicateurs de la richesse…
Autre mot concept auquel le lecteur, même inattentif, n’échappe plus : l’indignation. Il faut croire que l’appel de Stéphane Hessel a été entendu : indignez-vous ! disait-il. Ce ne sont pas les motifs qui manquent.
L’indignation, contrairement au « ressenti » de la météo, ne fait pas dans la nuance. Là où l’indignation se déverse, il n’y a plus que la haute posture de l’indigné qui compte. Toute discussion, toute argumentation, toute contradiction est vouée au vertige de l’indicible, de l’inavouable, de l’inconcevable, de l’indéfendable. Depuis le printemps dernier, toute nouvelle est ainsi soumise au feu et au souffle de la colère vertueuse, sanctifiée par le bon sentiment et le sous-entendu. Le salaire des banquiers ? Scandalisez-vous. Le sourire d’Anne Sinclair ? Eructez de rage. Les affaires malencontreuses d’Eric Woerth ? Etouffez-vous carrément. Respirez un bon coup les effluves puants qui se dégagent du cadavre de l’actualité et expirez en dégorgeant l’écume de votre colère. Il n’y a rien à articuler. À peine à penser, encore moins à faire : l’indigné est à l’abri de son impuissance. Il se donne l’illusion d’agir en s’agitant en tout sens et en cassant une pile d’assiettes. Et l’exercice de son indignation lui procure un surcroît de jouissance : accès après accès, il l'épuise et la retrouve intacte.
Promenons-nous dans les bois, le loup n’y est pas, et le fait savoir. Il n’a pas mis sa culotte. Il se rase encore. Il cherche son chapeau. Dans le bois, on ne parle que de cela. Viendra-t-il, viendra-t-il pas ? Et s’il ne venait pas ? On spécule, on s’étonne, on suppute, on argumente. Quand va-t-il crier : « J’arrive » ? En attendant la déclaration, on rêve qu’il va nous surprendre (en annonçant par exemple qu’il a bien réfléchi, et que toute compte fait, il renonce d’aller au bois). Mais on sait bien qu’il y viendra. On le sait, tout en ne le sachant pas, ou en faisant semblant de ne pas le savoir. On se demande quand, où, qui, quoi. On se l’imagine derrière la porte, fin prêt, rasé, les griffes manucurées, le poil luisant. Et on crie « Y es-tu ? », comme s’il n’y était pas. Cela fait partie du jeu. De l’art d’augmenter la surface éditoriale : les journaux en parlent avant, ils en parleront pendant, après, longtemps. De quoi ? Mais de l’annonce, pardi. La belette a dégagé, le renard est retourné à sa tanière, le cerf va subrepticement se remiser. Et le loup sortant annoncera enfin qu’il sort. Cela va sans dire, Monsieur le Président, mais encore mieux en le disant.